Transformation numérique : révolution culturelle dans le spatial

Geneviève Campan veut accélérer la transformation digitale du Cnes. Directrice du Numérique et directrice du Cnes à Toulouse, elle était l’invitée le 11 juillet de La Tribune à Toulouse pour une interview en public. Elle évoque la "révolution culturelle" en cours au sein de l'industrie spatiale.
Geneviève Campan lors de La Matinale La Tribune à Toulouse le 11 juillet

L'industrie spatiale européenne, marquée par la vive concurrence de SpaceX (Elon Musk), Blue Origin (Jeff Bezos, le fondateur d'Amazon) ou Virgin Galactic (Richard Branson) a basculé dans une période de profonde réflexion sur ses futurs enjeux. L'impression de vivre une période inédite, mélange d'euphorie et de crainte, était très perceptible le 11 juillet lors de l'interview en public de Geneviève Campan au Meeting Lab de Toulouse en présence notamment des dirigeants de l'IRT (Gilbert Casamatta), du Medes (Philippe Hazane), de Tompasse (André Benhamou), de La Cité de l'Espace (Jean-Baptiste Dubois), de Capgemini (Patrice Duboe), de Dassault Systems (Patrick Fardeau) ou encore de Bernard Keller, maire de Blagnac et vice-président Aéronautique et Espace de Toulouse Métropole.

Les données, nouvelle frontière du spatial

Tandis que les géants du numérique cherchent à acquérir et monétiser les données émanant de leurs utilisateurs, le Cnes veut rester un acteur central dans le domaine des infrastructures (systèmes orbitaux, satellites, etc.) mais aussi sur le marché phénoménal à venir des données recueillies par ses satellites.

Selon Geneviève Campan, "il y a aujourd'hui dans le spatial la volonté de tirer le meilleur bénéfice de la donnée spatiale. Non seulement la partager au maximum et en donner l'accès (car elle n'est pas notre patrimoine) mais aussi lui donner une valeur ajoutée. À nous de rendre les données les plus accessibles possibles et aussi d'inventer les mesures qui nous manquent pour développer de nouveaux services dans de multiples domaines :  la surveillance maritime, la surveillance des frontières, la pollution, etc. Par exemple, nous travaillons sur le successeur de SMOS, le satellite lancé en 2009 et qui permet de mesurer l'humidité des sols et la salinité des océans."

"Le numérique a profondément modifié nos métiers, poursuit-elle. Il permet une diffusion et une multiplication inédite des services et des applications. Il faut écouter les attentes de la société et y répondre. Dans le cadre de la mission Mars 2020, la Nasa, pour rendre les données accessibles, a mis a disposition deux clouds Amazon, l'un aux États-Unis, l'autre en Europe. Pour les projets européens, la question se pose de savoir s'il faut avoir un cloud Amazon en Europe ou un cloud européen en Europe."

 À Toulouse, plusieurs programmes de coopération sont en cours qui rassemblent le Cnes, le Laas, l'IRT, Airbus Defence and Space, Thales, Telespazio, Aerospace Valley.

 Un rapport modifié à l'innovation

"Nous vivons une révolution culturelle", confirme Geneviève Campan. "En tant qu'agence spatiale, nous devons penser l'innovation dans toute sa chaîne : technique, technologique, gouvernance et aussi perception du marché, afin de répondre aux demandes de la société au bon moment ("time to market ")."

L'agence spatiale a lancé il y a quelques mois une opération de transformation qui doit irriguer toutes les strates de l'établissement et concerner les process, le management.

"Avec Marie-Anne Clair, à la tête de la direction des Systèmes orbitaux, nous avons lancé un chantier d'efficacité opérationnelle. Chacun, explique Geneviève Campan, doit se sentir à la fois partie prenante et responsabilisé. Il faut montrer en interne que la transformation va apporter de la simplification, de la valeur ajoutée au travail de chacun. Il faut davantage se faire confiance, accepter d'arrêter un projet quand on sent qu'on va vers une impasse. Il nous faut avoir davantage la culture du 'test and learn' et aussi du 'quick win' qui permet d'apporter des petits changements qui ont des effets rapides et visibles. Collectivement nous avons aussi un travail à faire sur la notion d'échec. Elon Musk a connu des échecs et pourtant les clients sont restés, il a continué à être soutenu. Regardez comment la France réagit aux échecs, je pense que nous devons changer de ce point de vue."

Budget et rapport de forces

Très soutenu en Europe (et le vice-président de la Commission européenne en charge de la coordination de la politique spatiale est venu le rappeler à Toulouse le 5 juillet), le spatial l'est considérablement moins qu'aux États-Unis.

Le budget du spatial de l'Union Européenne augmente de façon continue (5 milliards d'euros pour la période 2007-2014, 12 milliards pour 2014 - 2020) et des négociations tendues, en raison notamment du Brexit, vont démarrer pour la période 2021-2027.

Selon Geneviève Campan "l'Europe n'est pas leader mondiale mais est très bien positionnée sur l'ensemble des missions, sur les lanceurs, l'observation de la Terre, les télécommunications."

De son côté le Cnes (2 500 personnes dont 70 % des effectifs à Toulouse) redoute une révision budgétaire. Après une hausse annoncée de son budget de 10% (passant de 2,12 milliards à 2,33 milliards d'euros), il n'est pas exclu que le gouvernement décide des restrictions budgétaires, là aussi.

Spatial, concurrence et monopole


Wilfried Sand-Zantman professeur de sciences économiques à l'Université de Toulouse 1 Capitole, directeur de recherche à l'IDEI et directeur de l'École Doctorale d'Économie TSE est intervenu lors de La Matinale de Geneviève Campan.

Selon lui, "l'industrie du spatial partage de nombreuses caractéristiques avec d'autres industries, en particulier les industries de réseaux ayant pendant longtemps vécu sous le régime de monopole public régulé. Dans le cas de la France, ces industries sont souvent représentées par les anciens monopoles publics comme EDF, France Telecom / Orange, GDF / Engie, etc. Depuis 25 ans, ces industries ont vécu des mutations technologiques et réglementaires qui les ont forcés à innover, que ce soit au niveau des produits proposés ou des conditions tarifaires.

Avant les bouleversements, le modèle de l'ensemble de ces industries était caractérisé par une approche d'ingénieurs, avec un objectif de long terme choisi par l'État, des subventions publiques ainsi qu'une absence de concurrence permettant de s'abstraire en partie des problèmes de rentabilité, et une volonté affiché de se focaliser sur la qualité des produits. Cela correspond en grande partie à notre tradition nationale qui conduit à la création du Concorde, du TGV, ou la technologie est centrale et le problème de solvabilité de la demande largement mis de côté.

Un élément important de ce système est l'uniformité des biens proposés (la qualité la plus haute) et du prix (uniforme). Cette absence de réactivité à la demande (diverse) se matérialise dans le système de subventions croisées. Par exemple pour La Poste, vous allez payer le même prix du timbre que vous décidiez d'envoyer une lettre de Paris à Toulouse ou de la Creuse en Bretagne. Évidemment pour l'opérateur ce n'est pas du tout le même coût. Au final, les usagers qui coûtent moins cher financent en payant un surcoût, le service des usagers qui coûtent plus cher.

L'absence d'ajustement aux conditions particulières est souvent revendiquée par les décideurs publics, au nom des impératifs de cohésion nationale et d'égalité entre les citoyens. Mais ces impératifs sont plus compliqués à mettre en place dans un cadre concurrentiel. Et de nouveaux acteurs sont entrés dans l'ensemble des industries auparavant en monopole : Captain Train, Euro Cargo Rail, Free, TNT, Colis Privé, Direct Energie, Enercoop, Antargaz...

Ces nouveaux acteurs vont s'attaquer directement aux clients les plus rentables, et rendre caduc le système de financement global des industries dans lequel, en plus des subventions publiques pour les investissements, les clients les plus rentables subventionnaient les moins rentables.

Dans le secteur électrique, les concurrents d'EDF se sont d'abord intéressés aux entreprises, en proposant des contrats spécifiques à leur besoin. Pour La Poste, c'est ici encore le marché professionnel (lettre importante, colis) qui a été privilégié par les entrants. Ces nouveaux acteurs ne sont pas toujours capables de proposer au départ des innovations technologiques ou la même qualité de produit/service. Mais c'est en différenciant les tarifs proposés, en fonction de la demande mais également le coût du service particulier (le coût marginal) que ce nouveaux acteurs trouvent leur place sur le marché.

Dans le cas de l'industrie spatiale, il y a différents marchés (lanceurs, satellites, observation de la terre) mais c'est le premier de ces marchés, celui des lanceurs, pour lequel des parallèles avec les industries de réseaux traditionnelles sont les plus intéressants. On a donc une firme initialement en place et proposant un produit de qualité faisant face à des concurrents n'ayant pas la même technologie mais tout de même capables de proposer le produit à un coût plus faible.

Alors qu'Ariane 5 pratiquait une tarification assez uniforme, en fonction par exemple de la taille ou du poids des satellites, ses concurrents sont capables de proposer de lanceurs de taille plus modeste, des prix différenciés, et donc d'attaquer la partie du marché pour laquelle le coût est faible (petits satellites d'observation). On retrouve ici le problème rencontré par les firmes des industries traditionnelles qui se retrouvent cantonnées dans les produits soient technologiquement très complexes, soit sur les clients les moins profitables. Cela conduit à l'innovation, comme Ariane 6 qui permet une plus grande flexibilité et réactivité à la demande.

C'est donc à la fois la gamme de produits proposés mais aussi surtout les grilles tarifaires qu'il faut repenser. Et plus globalement, remettre à plat le type d'industrie spatiale souhaitée par notre pays ou plus globalement l'Europe.

En effet, en plus des clients privés, cette industrie a des liens avec la défense et les effets induits de la recherche sur l'industrie sont loin d'être négligeables. Selon les objectifs (commerciaux ou stratégiques) et les clients visés (nationaux, européens, mondiaux), il faudra ajuster la stratégies de prix et les subventions ou plus globalement le soutien à attendre de la puissance publique".

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Commentaire 1
à écrit le 14/07/2017 à 13:30
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Pour les citoyens ruraux qui ne peut pas trop se payer le numérique, sauf contraintes techniques particulières, l'on se demande pourquoi il ne recevrait pas toute communication numérique du côté satellites, en un seul jus de données plus pratique et ...

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