"Nous ne pouvons pas imaginer le monde de demain dominé par les constellations américaines ou chinoises, à qui nous serions obligés de confier nos données", n'hésite pas à dire Philippe Baptiste. Invité à prononcer un discours d'ouverture à l'occasion du Space Forum de La Tribune, organisé jeudi 10 juin, le nouveau président du Cnes avance même qu'il "est urgent de lancer une constellation européenne liée aux télécommunications. C'est l'occasion de lancer une nouvelle phase du numérique en Europe. C'est un enjeu majeur, à la fois de business et d'autonomie stratégique".
Face à l'Europe, plusieurs méga-constellations satellitaires sont en voie d'inonder le marché mondial du numérique et des constellations, comme insinué par Philippe Baptiste. Amazon va lancer Kuiper, SpaceX ne cesse de développer sa constellation Starlink, l'indo-britannique OneWeb avance dans son projet après ses déboires financiers, sans parler de la constellation chinoise Hongyan. À chaque fois, ce sont plusieurs centaines voire milliers de satellites qui sont annoncés comme objectif.
Depuis quelques semaines, Philippe Baptiste est le nouveau président du Cnes (Crédits : Rémi Benoit).
Face à une telle concurrence, le commissaire européen Thierry Breton, en charge du marché intérieur, s'active en coulisses pour la naissance d'une troisième grande infrastructure spatiale, après les programme Galiléo pour le GPS et Copernicus pour l'observation de l'environnement.
"Notre souveraineté digitale passe par notre capacité à déployer des infrastructures spatiales pour connecter nos cloud et nos données, tout en le faisant d'une manière souveraine. L'idée de Thierry Breton de mettre cette idée sur la table alors que le programme-cadre de l'Union Européenne pour la recherche et l'innovation (sur la période 2021-2027, ndlr) a déjà été adopté montre l'urgence de repenser notre souveraineté à travers le digital", juge Riadh Cammoun, le vice-président de Thales Alenia Space en charge des relations institutionnelles.
"Une responsabilité accrue à transformer l'essai"
Son entreprise et huit autres dont Airbus, Arianespace et Eutelsat notamment composent un consortium depuis le début de l'année 2021 chargé d'imager ce futur équipement, avant de rendre la copie finale à la fin de l'année. D'ici cette date, Thierry Breton espère obtenir des fonds et le feu vert de tous les pays membres pour enclencher concrètement ce projet spatial. Néanmoins, les premiers travaux n'ont pas donné satisfaction au sein de l'équipe du commissaire européen dédié au marché intérieur. "L'étude contient de bonnes choses, mais paraît contrainte par un excès de prudence, qui sent la défense des positions acquises", avait distillé son entourage dans la presse, et plus particulièrement dans Les Échos. Une déception loin d'être passé inaperçue.
"Le consortium l'a pris comme un enjeu à relever collectivement. À travers cette prise de position, c'est un appel aux décideurs politiques que Thierry Breton a souhaité lancer à mon avis. Par ailleurs, nous devons être créatif dans un contexte où le programme-cadre européen a déjà été voté... Nous avons une responsabilité collective à transformer cet essai en un programme opérationnel. La souveraineté digitale de l'Europe dépend en partie de cet accès autonome à la donnée et je pense que le commissaire Thierry Breton est précurseur de cette urgence aujourd'hui. Donc nous prenons cette sortie encore une fois comme une responsabilité accrue à transformer l'essai en programme opérationnel", lui répond Riadh Cammoun.
Riadh Cammoun voit ce projet comme un challenge à relever collectivement (Crédits : Rémi Benoit).
Néanmoins, le Français qui travaille à Bruxelles ne s'est pas contenté de faire savoir sa déception ses dernières semaines à propos de la contribution des neuf industriels sur "son" projet. En parallèle, le commissaire européen travaille au lancement d'une grande consultation européen des acteurs du New Space et des startups pour trouver des idées neuves qui pourraient compléter cette constellation satellitaires dédiée aux télécommunications.
"Nous accueillons la nouvelle de manière très positive et Kinéis pourrait y répondre. Ce niveau d'exigence incroyable autour de ce projet, au-delà du sujet de la souveraineté, est avant tout un enjeu de crédibilité. Ce point passera par trois composants que sont la souveraineté bien évidement, l'innovation et c'est la raison pour laquelle la démarche autour des acteurs du New Space est importante et enfin celui de l'écologie. Soyons exemplaire sur le sujet. Il ne faut pas être que dans un discours de conquête, mais dans un discours de responsabilité pour l'utilité sociale la plus grande", a ainsi réagi Alexandre Tisserant, le président de Kinéis.
Le président de Kinéis, Alexandre Tisserant, se réjouit de l'appel aux acteurs du New Space (Crédits : Rémi Benoit).
Pendant plusieurs années, ces acteurs disruptifs, tous englobés dans le panier du "New Space", ont été tenu à l'écart de l'écosystème spatial par ses acteurs traditionnels. Mais depuis quelques temps, la donne semble changer et cette initiative du commissaire Breton pourrait accélérer ce mariage de raison, aussi soutenu par le nouveau président du Cnes.
"Les startups s'aventurent là où nous n'allons pas. Alors, travailler avec elles, c'est accepter de prendre un risque mais cela nous permet aussi d'être capable d'accélérer nos divers programmes de R&D en passant des contrats avec elles pour se partager d'éventuelles innovations", justifie Philippe Baptiste.
Suffisant pour sauver Ariane 6 ?
Par ailleurs, la question des lanceurs agite fortement les coulisses de ce projet. Au sein de la Commission européenne, de grandes inquiétudes apparaissent à propos de la compétitivité commerciale du futur lanceur européen Ariane 6 par rapport à ses concurrents étrangers, avec en tête Space X. Par conséquent, ce projet de constellation européenne devient plus qu'important du côté d'Arianespace.
"C'est vital pour l'Europe et pour l'industrie spatial européenne et plus particulièrement la filière des lanceurs, ce type de projet est absolument vital pour l'Europe, son industrie spatiale européenne et plus particulièrement sa filière des lanceurs (...) Arianespace est très engagé dans ce projet qui est plus qu'une constellation. Ce qu'imagine l'Europe aujourd'hui c'est un projet multi-orbite, avec une constellation de satellites en orbite basse et des satellites dans des orbites plus élevées, jusqu'à l'orbite géostationnaire. Ce qui constitue une spécificité de ce projet par rapport aux autres projets de constellation dont nous entendons parler.
Emeric Lhomme, le chef de projet constellation UE chez Arianespace se veut rassurant sur la question des lanceurs (Crédits : Rémi Benoit).
Ce sont des lanceurs lourds qui sont les mieux adaptés pour ce type de projet européen et à l'horizon 2025 le lanceur lourd européen sera Ariane 6, dans sa version la plus performante à savoir Ariane 64 et qui saura parfaitement déployer ce type de constellation. L'Europe a le lanceur lourd qu'il lui faut pour ce projet", tient à rassurer Emeric Lhomme, chef de projet constellation Europe au sein d'Arianespace.
Si l'Europe est certaine que son lanceur fera l'affaire pour sa future constellation, en revanche rien ne dit si ce projet sera suffisant pour assurer la viabilité économique de ce nouvel engin...
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