« Que devient l'autoroute A69 dans un monde confronté à une pénurie de pétrole ? » (Jean-Marc Jancovici)

Pourquoi est-ce si difficile pour les humains de faire des efforts pour réussir la décarbonation de notre économie ? L'instauration d'une taxe carbone est-elle une solution ? Comment réussir la transition écologique sans renforcer les inégalités ? Toutes ces interrogations étaient au coeur d'un débat organisé le 23 octobre à Toulouse entre Jean-Marc Jancovici, cofondateur du think tank The Shift Project et Christian Gollier, économiste et directeur général de Toulouse School of Economics (TSE). Morceaux choisis.
Jean-Marc Jancovici, cofondateur du think tank The Shift Project et Christian Gollier, économiste et directeur général de Toulouse School of Economics (TSE) ont débattu  le 26 octobre dernier.
Jean-Marc Jancovici, cofondateur du think tank The Shift Project et Christian Gollier, économiste et directeur général de Toulouse School of Economics (TSE) ont débattu le 26 octobre dernier. (Crédits : Florine Galéron)

Pourquoi est-ce si difficile pour les humains de faire des efforts pour réussir la décarbonation de notre économie ?

Jean-Marc Jancovici -  L'être humain, comme tout animal, a deux penchants : il est paresseux et accumulatif. L'homme va économiser au maximum son énergie corporelle pour attraper une proie ou échapper à un prédateur, c'est en ce sens qu'il est paresseux. Il est aussi accumulatif car il va garder des réserves au cas où aucune proie ne passe dans les parages. De la même manière, alors que l'humanité reposait exclusivement sur des énergies renouvelables il y a deux siècles, ces dernières ont été progressivement remplacées par des énergies essentiellement fossiles. Avec les énergies fossiles, nous nous sommes rendu compte que nous pouvions produire de l'énergie beaucoup plus efficacement qu'avec les sources renouvelables. Les flux physiques structurent aujourd'hui notre système économique.

Christian Gollier - Dans nos sociétés modernes, abandonner le confort de sa voiture particulière est un sujet extrêmement complexe et on observe plus généralement un grand manque de motivation des pollueurs de CO2 pour aller vers la décarbonation. Trois raisons peuvent l'expliquer. La première, c'est le problème du passage clandestin. Faire des efforts, c'est supporter 100% des sacrifices liés à ces efforts et 0% des bénéfices qui vont aller à l'humanité. Nous voudrions tous que les autres fassent des efforts sans jamais avoir à en faire de notre côté. Ensuite, on parle de tragédie des horizons pour le changement climatique. La plupart des bénéfices des efforts réalisés par notre génération bénéficieront aux générations suivantes. Il n'est pas complètement évident que l'altruisme de l'être humain soit suffisant pour intégrer des bénéfices pour les générations futures des sacrifices réalisés dès maintenant. Et puis il existe un problème de flux de carbone. Si la France décide de pénaliser fortement les émissions de CO2 et que ces dernières sont réalisées par d'autres pays qui sont moins regardants sur le sujet, le bénéfice écologique sera égal à zéro.

Comment lever ces freins ?

Christian Gollier - Il faut identifier parmi la myriade d'actions possibles en faveur de la décarbonation, celles qui doivent être priorisées pour essayer d'atteindre cet objectif au moindre coût collectif pour la société, qui ont le moins d'impact sur le bien-être des populations. Par exemple, passer de 130 à 110 km/heure sur l'autoroute a un coût collectif cent fois plus élevé que d'inciter les ménages à mettre une pompe à chaleur. Donc il faudrait mieux inciter les ménages à remplacer leur chaudière à fioul. 

Jean-Marc Jancovici - Il faut réorganiser à long terme les flux physiques structurants de nos activités de telle sorte que les émissions de CO2 baissent de 5% par an, ce qui est l'ordre de grandeur de ce qu'il faut viser pour limiter le réchauffement climatique à 2°C. Si on laisse cette charge au seul marché, cela ne fonctionnera pas. L'État doit donc réaliser une planification d'ensemble.

L'instauration d'une taxe carbone est-elle une solution ?

Christian Gollier - Comme les marchés sont totalement incapables d'inciter les citoyens à intégrer ces externalités écologiques dans leurs décisions, il faut nécessairement une institution supérieure qu'on appelle l'Etat pour imposer une réforme du système de prix qui sinon n'intégrerait pas les promesses écologiques qui nous sont chères. En mettant un prix sur la qualité de l'air et le climat pour nos descendants, nous allons inciter chacun à intégrer les impacts que nous avons sur ces biens communs. 

Jean-Marc Jancovici - Avec mon associé Alain Grandjean, nous avons écrit il y a maintenant 15 ans, un livre intitulé "Le plein, s'il vous plaît" et qui était une déclaration d'amour à la taxe carbone. J'ai été pendant un moment convaincu que c'était une très bonne idée. Je continue à le penser que dans un certain nombre de secteurs et notamment dans l'industrie. Parce que quand vous dites à un industriel comment va évoluer le prix du carbone dans les vingt ans qui viennent, il envoie une armée de consultants chez McKinsey et il sait qu'à très exactement 142,5 euros la tonne de CO2, il a intérêt à basculer d'un procédé A sur un procédé B.

Il est difficile d'imposer une taxe carbone aux ménages car ces derniers n'ont aucune capacité d'anticipation, ils sont incapables d'embaucher un consultant pour manipuler un tableur Excel et ils ne savent absolument pas où ils seront dans 15 ans. L'autre réserve concerne l'État qui a besoin des taxes pour assurer ses recettes. La taxe carbone est un impôt dissuasif, ce qui veut dire que le produit de la taxe ne peut être affecté qu'à des mesures qui permettent de décarboner l'économie et le jour où l'économie est décarbonée, il n'y a plus de taxe. Or, aujourd'hui les taxes sont plutôt perçues comme une l'impôt de rendement, ce qui à ce moment rend l'État prisonnier de cette drogue. 

Se pose aussi la question des compétences...

Jean-Marc Jancovici - Il faut organiser les compétences pour identifier les profils dont on aura besoin dans vingt ans et la taxe carbone ne règle pas ce problème. En 2012, le gouvernement avait annoncé vouloir rénover un million de maisons par an. On les attend toujours parce que les jeunes qui sont dans cette salle préfèrent étudier l'économie et pas la maçonnerie ou la plomberie. Dernier point, avec la taxe carbone, si un jour un multimilliardaire est prêt à payer plus cher l'agrocarburant pour remplir son jet privé que l'Indien pour manger, c'est le milliardaire qui gagne. Est-ce que c'est vraiment le monde dans lequel on veut vivre? Ce n'est pas sûr.

Avec le risque que cette décarbonation soit très inégalitaire...
Christian Gollier -
 Instaurer un prix du carbone aujourd'hui ne suffit pas. Il faudrait compenser l'impact négatif de cette taxe carbone sur le pouvoir d'achat des ménages. L'État pourrait par exemple donner un chèque aux ménages pour contrebalancer le fait qu'ils vont devoir acheter leur gaz naturel plus cher à cause d'une taxe carbone. En redistribuant un dividende carbone aux ménages, il est possible de combiner la lutte contre le changement climatique et la lutte contre les inégalités, ce que très peu d'autres politiques climatiques prennent en compte aujourd'hui.

Si l'on prend l'exemple de l'interdiction de la vente d'un véhicule neuf thermique en 2035, cette mesure arrive sans doute au bon moment. Mais imaginez qu'en 2034 le prix de l'essence reste et le coût des voitures électriques restent les mêmes qu'actuellement. Une voiture électrique coûte quand même beaucoup plus cher qu'un véhicule thermique équivalent et il sera très compliqué de ne pas avoir un mouvement type Gilets jaunes pour dire qu'on ne veut pas payer une voiture deux fois plus cher alors que les prix de l'essence restent relativement plus favorables que le prix de l'électricité. La réalité, c'est qu'on va devoir abandonner les sources d'énergie qui ont fait la prospérité de l'Occident depuis deux siècles, pour aller sur d'autres sources d'énergie plus difficiles à mettre en œuvre et probablement plus coûteuses. Globalement, nous allons devoir accepter une perte de bien-être. Il est difficile pour un parti politique de défendre autre chose que l'utopie.

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Jean-Marc Jancovici - Je vais prendre un autre exemple. Si le prix des billets d'avion augmentent, seuls les riches volent. Ce qui est déjà le cas aujourd'hui puisque 1% des voyageurs réalisent 50% des vols. Au contraire, on pourrait instaurer un quota de vols par personne pour que tout le monde puisse voler un tout petit peu dans leur vie, par exemple pour aller découvrir le monde à l'âge de 24 ans.

Christian Gollier - Mais comment vas-tu faire? Moi, par exemple, mon petit-fils va naître de l'autre côté de la planète. J'ai déjà épuisé mon quota de vols dans ma vie. Mais par contre, mon petit voisin pourrait aller faire le tour de la planète pour ses loisirs ? Je ne sais pas éthiquement ce qui justifie qu'un tel peut voyager plutôt qu'un autre. 

Faut-il plutôt des mesures incitatives ou répressives en faveur de la décarbonation ?

Christian Gollier : C'est sûr qu'il faudrait commencer par interdire la publicité pour les SUV. Cela me paraît une évidence. Mais c'est vrai qu'on vit dans une société où la grosse voiture est plus que le confort qu'elle implique, c'est aussi une démonstration dans le voisinage de la réussite sociale de la personne. Ensuite, nous avons besoin de mesures incitatives car nous ne pouvons pas uniquement nous reposer sur la bonne volonté ou l'altruisme des agents économiques. Moi par exemple depuis un an et demi je prends mon vélo (électrique) pour parcourir les 40 kilomètres qui me séparent de mon bureau. J'en suis arrivé là parce qu'un jour, notre équipe environnement a décidé de mettre en place un mois du vélo. Cela faisait 30 ans que je prenais ma voiture pour aller au travail et cela me paraissait impossible de venir en vélo. Cette incitation interne a créé un déclic.

Jean-Marc Jancovici - Il faut souvent à la fois des mesures incitatives et répressives. Pour faire baisser la consommation de tabac, l'État a mis en place à la fois des campagnes pour inciter les gens à ne pas fumer et la loi Évin qui interdit la cigarette dans les lieux publics.  La décarbonation ne se vend pas en tant que telle. Mais il est possible de promouvoir les bénéfices à court terme liés à des actions décarbonées. Si votre voiture tombe en panne et que le garagiste vous prête un vélo ou une voiture électrique, vous allez pouvoir en expérimenter les avantages à court terme et éventuellement basculer vers une action. Alors que vous n'auriez jamais pensé en acheter une auparavant.

En ce qui concerne l'alimentation, c'est compliqué d'obliger la population à ne manger que 43,2 grammes de viande par jour. Mais on peut les inciter par exemple en instaurant un repas végétarien par semaine à la cantine.

Quid de l'adaptation climatique ? La Ville de Paris organise a lancé un exercice de crise « Paris à 50 °C »...

Jean-Marc Jancovici - Si la Garonne doit se retrouver à sec l'été, je ne sais pas ce que veut dire s'adapter à ça. Comment est-ce qu'on s'adapte à quelques dizaines, quelques centaines de millions de personnes venant d'Afrique qui voudraient venir vivre en Europe ? Au terme d'adaptation, je préfère en général le mot de résilience, c'est-à-dire imaginer tout un tas de situations qui peuvent vous tomber sur la tête. Avec le changement climatique, les villes vont d'abord avoir un problème de dépréciation du prix de l'immobilier, d'air conditionné et de trouver des endroits frais. Mais le changement va être plus systémique que cela car ce qui fait la richesse des villes aujourd'hui c'est l'abondance des ressources naturelles qui est permise par l'abondance énergétique pour produire ailleurs et de transporter facilement vers les centres urbains. Comment faire face à cela ? Les exercices sont extrêmement difficiles à mettre en oeuvre dans cette optique.

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Le président de la République Emmanuel Macron a conclu fin septembre un conseil de planification écologique. Est-ce suffisant pour réussir la transition énergétique?

Jean-Marc Jancovici - Non, car pour le moment, cela reste encore un concept pour l'essentiel des citoyens du pays. Ils ne voient pas trop en quoi ça les toucherait directement dans leur quotidien, à part le fait qu'on va produire un peu plus de voitures électriques et d'usines de batteries.

Nous sommes dans une course contre la montre et les citoyens pensent intuitivement qu'on a toujours le temps. Moi, je pense qu'on n'a pas le temps en Europe pour une raison qui n'a rien à voir avec le climat et qui a tout à voir avec la géologie. Nous avons demandé à des experts la quantité de pétrole qui sortirait des sous-sols des 16 premiers fournisseurs de l'Europe d'ici à 2050 sous seules contraintes géologiques. Cette quantité serait divisée par deux uniquement en raison de la géologie. Sachant que l'Europe importe 95% de son pétrole, cela veut dire que les importations européennes d'ici à 2050 seront divisées par deux à vingt. Que deviennent les prévisions de trafic de l'A69 dans un monde où les quantités de pétrole sont divisées par dix ? Que devient la désillusion de l'automobiliste qui aujourd'hui est en faveur de l'autoroute A69 et qui a sincèrement cru qu'il aurait toujours du pétrole à mettre dans sa voiture en 2035? Je ne sais pas. Et en tout cas, la planification d'Emmanuel Macron ne répond pas à ces questions.

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Comment créer une dynamique à l'internationale autour de la décarbonation ?

Jean-Marc Jancovici - Les COP ne remplacent pas les efforts nationaux. D'ailleurs, on observe plutôt des prises de décision au niveau mondial à partir du moment où un certain nombre de pays ont déjà décidé de faire des choses chez eux pour des raisons domestiques. Il faut compter sur le mimétisme entre les pays.

De la même manière, le fait que nous ayons passé depuis 2005 le pic de production du gaz en Europe en 2005 n'a strictement rien à voir avec les politiques climatiques mais plutôt avec les enjeux géopolitiques avec la Russie. En ce qui concerne le pétrole, nous avons passé un pic en 2008 du fait des approvisionnements contraints.

Christian Golllier - Nous n'avons probablement jamais autant émis de CO2 qu'en 2023. Pour autant, je perçois des notes d'espoir. En Europe, beaucoup d'investissements ont été engagés dans la recherche et développement depuis cinq ou six ans par exemple dans l'hydrogène. Ces travaux de R&D vont nous permettre d'obtenir des technologies de production d'énergie décarbonée à un coût le plus faible possible. Et c'est la meilleure façon de convaincre la Chine, l'Afrique et la Méditerranée du Sud d'avoir une méthode de développement qui soit décarbonée.

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Commentaires 6
à écrit le 27/10/2023 à 9:50
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@ Dossier 51... Alors, d'abord, la biodiversité se porte bien, mais merci pour elle. Ensuite, Janco est ce qu'on appelle un décroissant (chaud ?). Une idéologie malthusienne qui n'a jamais fonctionné depuis que l'humanité existe. Qu'il parle bien ...

le 27/10/2023 à 10:34
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"Alors, d'abord, la biodiversité se porte bien, mais merci pour elle." LOL ! Toutes les études contredisent déjà cette phrase, mais les études c'est fatiguant faut réfléchir je comprends mais tu me permets de ne pas lire la suite hein je sents que ça...

à écrit le 27/10/2023 à 9:17
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Les autoroutes qui sont construites depuis quelques années (ou qui vont l'être) ne seront JAMAIS AMORTIES ECONOMIQUEMENT ce qui revient à dire que ce seront les contribuables qui , à terme , assureront l'ardoise financière. De plus , et ce sujet est ...

à écrit le 27/10/2023 à 8:16
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"Il est aussi accumulatif car il va garder des réserves au cas où aucune proie ne passe dans les parages." Ce qui explique ce besoin de posséder qui aura anéantie la moitié de la biodiversité. Merci, ça fait tellement de bien d'entendre Jancovici mêm...

à écrit le 26/10/2023 à 20:46
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Ben, elle servira pour les véhicules électriques !

à écrit le 26/10/2023 à 19:34
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Heureusement que l'on change de comportement entre notre naissance et l'âge adulte sinon nous aurions encore une tétine à la bouche ! ;-)

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