Christian Thorel : Best Libraire


Libraire ? Quelle drôle d'idée. Étudiant, Christian Thorel se voyait ingénieur. Songeur, les yeux bleus dans le vague, le patron d'Ombres Blanches revient d'une voix douce sur son parcours. Reconnu par le monde littéraire, militant pendant une décennie au Syndicat français de la librairie, l'homme est tel qu'on pourrait l'imaginer : un puits de sciences émaillant son récit d'anecdotes historiques ou littéraires. Sans volonté d'en imposer à son interlocuteur, ses références semblent des réflexes.


5 mars 1953 : mort de Staline, naissance de Christian Thorel à Castres de parents gérants d'une entreprise de transports. Enfance sans histoire et premiers pas d'étudiants à l'Insa Toulouse. Une trajectoire en ligne droite qu'un grave accident de voiture interrompt. Premier choc, qui le cloue sur un lit d'hôpital pendant neuf mois. Christian Thorel revient changé sur les bancs de l'Insa. « Trop sonné », il n'y restera qu'un an avant de claquer la porte, direction la fac d'histoire-géo du Mirail. Deuxième choc : l'étudiant prend de plein fouet le bouillonnement culturel de l'époque. Parti embrasser la carrière de cinéaste à Paris, Christian Thorel se retrouve confronté à ses ambitions : « N'est pas artiste qui veut. Il faut avoir ce petit quelque chose de plus que les autres et accepter la précarité. En choisissant de devenir libraire à 24 ans, j'ai choisi au contraire un métier de sédentarité totale. D'autres, écrivains, auteurs, photographes, voyagent pour moi. »


En janvier 1978, Christian Thorel pose l'ancre chez Ombres Blanches, librairie toulousaine fondée trois ans plus tôt par Jean-Paul Archie. L'année suivante, le patron lui laisse les clés de la petite boutique de 80 m2 proche du Capitole. Le lieu a bien changé depuis, à coups d'extensions. Ombres Blanches s'étend aujourd'hui sur 1 600 m2 et emploie 45 personnes pour un chiffre d'affaires de 8,5 millions d'euros. La librairie est maintenant un lieu de rencontres où chaque jour, un auteur vient rencontrer son public, où un patio permet de bou-
quiner en sirotant un café. Christian Thorel assouvit là une envie ancienne. « Le livre est comme le lierre : au début, il a pris toute la place. Mais les librairies ne sont plus des endroits où l'on vient échanger un livre contre un billet de banque. Ce sont des lieux de vie, où les gens prennent plaisir à partager des moments. »


Privilégier le vivre-ensemble aux mètre carré de rayonnages sonne comme un affront à la rentabilité. Il a frôlé le dépôt de bilan à deux reprises à ses débuts, vu ses ventes dégringoler de 20 % au début des années 80 avec l'ouverture de la Fnac : 
Christian Thorel a essuyé d'autres tempêtes. Le prix unique du livre, quelques coups de chance et de bonnes rencontres l'ont jusqu'à présent épargné. Ombres Blanches est rentable sans discontinuer depuis 1985. « Notre modèle économique doit nous permettre d'assumer nos choix, poursuit Christian Thorel. Je crois au papier et aujourd'hui je prends le pari d'augmenter mes stocks. A l'avenir, il faudra peut-être compenser par d'autres activités, comme la papeterie, pour combler les trous. »

« Machin gazeux »
Dire que Christian Thorel boude internet est faux. Dire qu'il porte le réseau dans son cœur l'est tout autant. Mais 
« ce machin informel et gazeux » l'inquiète. « Les librairies indépendantes cumulent 40 % des ventes de la littérature générale, les grandes surfaces spécialisés comme la Fnac 35 %, les grandes surfaces alimentaires 15 % et les ventes sur internet 15 %. Si le livre numérique affecte notre activité de 10 % supplémentaires, ce sera problématique. » Comment envisage-t-il la suite ? « L'idéal de certains auteurs est de toucher directement un public par le web, en supprimant les maillons de la chaîne du livre. Mais qui peut supprimer ces intermédiaires en dehors de ceux qui se sont déjà fait un nom ? Si le livre numérique reste l'exacte homothétie du papier, l'édition sera mise en coupe réglée par Google, Apple et Amazon. Comment accepter qu'ils concentrent la production littéraire du monde entier alors qu'elle vit grâce à un nombre infini d'opérateurs ? Quant aux livres à tiroirs ou sans fin, renvoyant à l'infini vers des documents ou des photos, ils ne me séduisent pas. »

Remparts
En février, un rempart est tombé avec la fermeture de Castéla, autre librairie emblématique. « Ça a été un choc qui a dépassé les frontières de la région. Le 18 janvier, j'ai participé à une rencontre à l'Élysée, Nicolas Sarkozy savait qu'il y avait un souci à Toulouse. Il faut voir comment va se répartir l'activité de Castéla, qui était très fort dans certains domaines : les manuels scolaires, les livres de droit... Je ne suis pas sûr que les autres acteurs soient capables d'absorber ces disciplines dans leurs rayons et je crains que notre écosystème subisse une désaffection au moment où le centre-ville est déjà fragilisé par les travaux. Où iront ces lecteurs qui cherchent des ouvrages bien spécialisés ? Sur internet ? » En juillet, Virgin abandonnera aussi le centre-ville. Ombres Blanches, propriétaire d'une partie de ses locaux mais qui jongle aussi avec cinq propriétaires, n'est pas épargnée par la spéculation immobilière. Le cumul de ses loyers, qui représentait 2,4 % de son CA il y a une douzaine d'années, atteint 3,8 % du CA. Lecteur admiratif de Claude Simon, de Charles-Ferdinand Ramuz et de Nabokov, Christian Thorel ne s'inquiète pas pour la survie de sa librairie. Il prône une gestion simple et ne s'est jamais octroyé le moindre dividende. 45 % du capital de la société est réparti entre plusieurs maisons d'éditions, dont le Seuil et les Éditions de Minuit, mais les 55 % restants sont contrôlés par lui et sa femme. « En cas de problème, je peux serrer mon budget, perdre un peu d'argent. C'est une latitude que n'offrent pas les grands groupes. » « Moins tu auras de nécessités, plus tu auras de liberté » : les vieux proverbes ne mentent jamais

Mikaël Lozano

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