Secret des affaires : pourquoi la directive européenne fait polémique

Chaque année en France, au moins 1 000 entreprises portent plainte pour intrusion, vol de données ou de technologies avec des pertes qui peuvent s'élever à plusieurs millions d'euros. Sous la pression des industriels, le Parlement européen a adopté à une large majorité le 13 avril une directive pour protéger le secret des affaires. Les ONG et les syndicats dénoncent un texte qui entrave le travail d'investigation des journalistes et le rôle des lanceurs d'alerte.

"Nous sommes combatifs mais sans illusion sur le fait que la directrice européenne sur le secret des affaires sera adoptée par le Parlement européen au printemps", confiaient début février Jennifer Deschamps et Jean-Pierre Canet, rédacteurs en chef de l'agence KM prod (qui a réalisé notamment le documentaire "Le Crédit Mutuel et l'évasion fiscale"). Les deux membres du collectif "Informer n'est pas un délit" intervenaient à Toulouse le 9 février dans le cadre d'un colloque sur le secret des affaires, organisé par l'Association française des juristes d'entreprise.

Depuis des mois, ONG, syndicats et journalistes sont vent debout contre le texte de l'Union européenne, dénonçant une directive "qui menace les droits fondamentaux". Plusieurs initiatives ont été lancées à l'image de l'appel européen "Stop Trade Secret" regroupant 67 organisations issues de 11 pays ou de la pétition initiée par la journaliste de Cash Investigation Élise Lucet qui a recueilli près de 500 000 signatures.

Faire face à la "guerre économique"

Malgré cette levée de boucliers, le projet de directive a été approuvé le 28 janvier par la commission des affaires juridiques du Parlement européen puis votée à une large majorité le 13 avril dernier. La directive permet aux entreprises victimes d'une utilisation abusive de leurs secrets d'affaires de demander réparation devant les tribunaux. Entre notamment dans cette définition "la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulguées". Pour la rapporteure du projet, la Française Constance Le Grip, ce texte permet "de répondre à la guerre économique à laquelle sont confrontées les entreprises".

Guerre économique, c'est aussi le terme employé par Bernard Carayon, élu tarnais Les Républicains. En 2003, à la demande du Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, le député (alors UMP) dépose le premier rapport sur le sujet en France.

"C'est une guerre sans visage, sans image et souvent entre amis. Avec la dématérialisation de l'économie, ces intrusions ou ces vols de données sont très sophistiqués. La France n'a pas pris la mesure de la gravité de la situation qui se traduit en déménagement d'entreprises, en perte de technologies, en perte de marchés avec des dizaines et des dizaines de milliers d'emplois qui sont perdus chaque année en raison de ces vols, nous expliquait en février 2015 Bernard Carayon. Il est indispensable de trouver un mécanisme juridique permettant de protéger des secrets technologiques, financiers et commerciaux de nos entreprises à l'instar de ce qui existe dans la plupart des institutions étrangères et en particulier aux États-Unis avec le Cohen Act."

Selon les services du contre-espionnage français (la DGSI), 1 000 cas relevant du secret des affaires font l'objet chaque année en France d'une procédure judiciaire. Des chiffres largement sous-estimés puisque beaucoup d'entreprises ne veulent pas communiquer sur le sujet, de peur de perdre leur clientèle. Trois types d'attaques sont particulièrement répandues selon William Feugère, président d'honneur du syndicat des avocats d'affaires français. "Il existe bien entendu des cas de cyberattaques. Ensuite, l'intrusion peut venir d'un salarié licencié qui cherche à se venger. Ainsi, une salariée est allée voir dans les 48 heures de son renvoi le principal concurrent de l'entreprise pour lui donner ses identifiants informatiques. L'entreprise rivale a pu récupérer le fichier clients et l'ensemble des tarifs clients pratiqués", décrit-il avant de citer un nouvel exemple :

"Le dernier type d'attaque relève de la fraude aux présidents. Quelqu'un appelle la direction financière pour demander un virement important. Le salarié reçoit une confirmation par mail du président de la société. Il est très facile de créer un faux mail professionnel : qui prêtera attention à un mail en .com au lieu du .fr pratiqué dans la société ? J'ai un exemple en tête où le salarié n'a pas hésité à faire le virement d'un million d'euros, l'entreprise n'a jamais pu récupérer l'argent."

ONG et syndicats dénoncent le "flou autour de la définition
du secret des affaires"

Mais du côté des journalistes, on dénonce "l'autolégislation de la part de quelques multinationales" : "Cette directive est le fruit de dix ans de lobbying de la part d'une quinzaine de grands groupes : Michelin, Alstom, Unilever et de géants de la chimie", estime Jennifer Deschamps.

Dans une lettre adressée à François Hollande en décembre dernier, le collectif dénonce surtout "le flou" autour de la définition du secret des affaires qui pourrait permettre aux entreprises d'engager des poursuites à l'encontre des lanceurs d'alerte ou des journalistes d'investigation. Devant l'inquiétude des ONG et syndicats, le texte inclut désormais une dérogation au secret d'affaires pour "l'exercice du droit à la liberté d'expression et d'information établi dans la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, y compris le respect de la liberté et du pluralisme des médias et, d'autre part, la révélation d'une faute, d'une malversation ou d'une activité illégale, à condition que le défendeur ait agi pour protéger l'intérêt public général."

Mais pour Jean-Pierre Canet, le compte n'y est pas : "Le critère d'illégalité exclut par exemple les enquêtes sur l'évasion fiscale qui n'est pas illégale au Luxembourg mais qui pose question au regard de l'intérêt général notamment, car elle représente 50 milliards d'euros de manque à gagner pour la France chaque année. Les entreprises pourront lancer des attaques à l'encontre des lanceurs d'alerte et indirectement des organes de presse depuis les pays où la législation est plus favorable à leur défense (le Luxembourg pour les questions fiscales, par exemple, NDLR)."

Autre menace pour l'investigation selon lui : "En cas de condamnation, les organes de presse risquent une amende pouvant aller jusqu'à 300 000 euros mais il faut aussi compter les frais d'avocat. À part si vous avez un avocat qui accepte de vous faire un prix car il est dans un acte militant ou qu'il a d'autres affaires génératrices de revenus importants, les frais peuvent s'élever à 2 000 euros par mois pendant plusieurs années." Les grandes agences d'investigation sont en capacité de provisionner chaque année plusieurs dizaines de milliers d'euros pour parer les attaques judiciaires.

Mais qu'en sera-il des journalistes d'investigation indépendants, auront-ils les moyens financiers d'assurer leur défense ?

EDIT : Publié le 18 février dernier, cet article a été actualité le 25 avril suite à l'adoption de la directive sur le secret des affaires.

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