Sociologie : quel est le profil des "innovateurs" ?

La sociologue toulousaine Laurence Cloutier (université de Toulouse Jean Jaurès) a réalisé sa thèse entre le Québec et la France sur les "inventeurs autonomes", ces porteurs d'un projet technologique innovant. Quel est le profil de ceux qui innovent ? Pourquoi certains entrepreneurs connaissent un succès fulgurant quand d'autres ne parviennent pas à percer ? Interview.
Interview de Laurence Cloutier, sociologue et membre de la coopérative de chercheurs Scool

Vous avez enquêté pendant trois ans entre la France et le Québec auprès d'une cinquantaine de porteurs de projets innovants dans le cadre de votre thèse. Pourquoi vous intéresser à ces inventeurs autonomes ?

La création des grands laboratoires de recherche au cours du XXe siècle a progressivement relégué dans l'ombre l'activité inventive des particuliers. La prophétie selon laquelle ces inventeurs étaient voués à disparaître s'est répandue durablement. En réalité, rien de tel ne s'est produit, même si l'âge d'or des inventeurs indépendants, avec l'invention de Bell pour le téléphone et l'ouverture du laboratoire de Menlo Park par Thomas Edison en 1876, est bel et bien révolue. Leur présence reste significative, mais peu étudiée, au-delà de quelques figures emblématiques comme Steve Jobs (Apple) et Stephen Wozniak au début du développement de l'ordinateur personnel ou Mark Zuckerberg avec la création de Facebook.

La création de startups est devenue un phénomène de société. Est-ce qu'il y a véritablement une émergence de ces inventeurs autonomes ou s'agit-il d'un miroir déformant dû à une surmédiatisation de ces sujets ?

Plus qu'une augmentation statistique, nous assistons à une recomposition de ce monde de l'invention. Ce phénomène est lié à plusieurs transformations dans nos sociétés occidentales.

Il y a La montée des incertitudes, pour reprendre le titre d'un ouvrage de Robert Castel, avec les évolutions du marché du travail et de la famille qui font des parcours de vie des chemins plus sinueux et moins prévisibles, y compris sous l'angle des inégalités hommes-femmes. Les différents changements de statuts au cours des parcours de vie sont autant de situations propices à l'expérimentation de projets personnels.

Ensuite, la démocratisation de l'innovation a vu fleurir, depuis le début des années 2000, une série d'expressions comme "l'innovation frugale" ou "l'innovation par l'usage". Ces expressions désignent une innovation technologique ou de services qui naît des pratiques des usagers et se diffuse à travers des réseaux d'échanges entre usagers. De nouveaux champs disciplinaires se démocratisent aussi, comme la biologie moléculaire avec des lieux d'expérimentation comme les biohackerspaces ou les fablabs qui n'existaient pas auparavant pour les particuliers.

Enfin, il faut noter également l'expansion des singularités comme l'a montré Danilo Martuccelli (auteur de l'ouvrage La société singulariste, NDLR). Dans le singularisme, l'idéal consiste à être quelqu'un, à se voir reconnaître comme quelqu'un, différent des autres, dans la quête d'une forme de justesse personnelle. Ainsi, l'activité inventive peut devenir une manière d'expérimenter sa propre créativité ou une façon de s'extraire des routines et des contraintes professionnelles.

Quel est le profil de ceux qui innovent ?

J'ai pu relever trois grandes familles de parcours. Un tiers d'entre eux dispose d'un parcours scolaire avec une trajectoire linéaire (ingénieurs, docteurs). Le deuxième tiers dispose d'une trajectoire scolaire non linéaire (double cursus, succession de différentes formations). Enfin, le tiers restant regroupe des autodidactes. Ces individus éloignés des structures scolaires se basent sur leur expérience pratique (une appétence pour le bricolage, par exemple) pour mener à bien leur projet.

Quelle est l'influence du genre sur l'invention ?

Le monde des inventeurs autonomes est majoritairement masculin. Dans notre corpus, 75 % des femmes ont été inspirées par des activités conduites au sein de la sphère privée pour mettre au point leur invention tandis que 77 % des hommes se sont inspirés d'activités conduites dans le cadre de la sphère professionnelle. La répétition des expériences dans le temps a son importance pour qu'un problème apparaisse digne d'attention, avec pour effet de reproduire "l'emprise du genre".

Quels sont les événements déclencheurs qui poussent à se lancer dans un projet innovant ?

La phase d'engagement renvoie au processus par lequel l'individu se trouve progressivement investi dans son projet d'invention. J'ai identifié quatre configurations. Dans la première situation, le passe-temps va devenir une activité professionnelle. Pour la deuxième, les périodes de transition dans le cycle de vie professionnelle comme le passage à la retraite, la fin des études ou la recherche d'emploi, déclenchent l'engagement dans un projet d'invention. Les crises biographiques comme une séparation, un accident ou la perte d'un proche forcent la bifurcation du parcours de vie tout comme, pour finir, les conflits d'ordre professionnel .

Que deviennent les projets lancés ?

La création d'entreprise concerne près de la moitié des porteurs de projets. D'autres projets entrent dans une période de dormance, où l'activité est presque nulle pendant un long moment. Ceux qui ne créent pas d'entreprise peuvent déposer un brevet. Cette voie requiert une activité intense et prolongée de prospection. Au cours de ces démarches, il arrive que le porteur de projet soit recruté par l'entreprise qui le reçoit. Et puis il y a les abandons, ce qui représente environ le quart des personnes étudiées.

À quels freins sont confrontés les "innovateurs" ?

Deux cas de figure fragilisent le développement du projet d'invention et mènent plus fréquemment à l'abandon du projet : le sur-encastrement, c'est-à-dire lorsque le réseau personnel (relations familiales ou amicales) devient petit à petit la seule voie d'accès aux ressources ou, à l'opposé, la sur-médiation lorsque l'accès aux ressources passe exclusivement par internet ou des entités collectives comme des cabinets de conseils ou des structures d'accompagnement.

J'ai en tête l'exemple d'une inventrice qui a mis au point une nouvelle mangeoire pour oiseaux. Elle a obtenu un brevet international, ses économies personnelles ont fondu très vite, les contacts avec les différents interlocuteurs étaient restés ponctuels et cantonnés dans un échange marchand. L'absence de relations sociales personnelles dans le monde de l'invention a fragilisé la transmission de ressources adéquates.

Il ne suffit donc pas d'avoir la bonne idée ?

Non, bien sûr. Disons qu'il s'agit d'une condition nécessaire mais non suffisante. L'entourage relationnel (famille, collègues, professionnels) de l'inventeur est très important pour le développement de son projet.

Quel est l'impact du milieu social sur l'innovation ?

L'inventivité n'appartient pas à une classe sociale, ni à une catégorie professionnelle particulière. J'ai rencontré aussi bien des inventeurs ayant des conditions de vie très modestes, ou au contraire qui étaient très à l'aise. En revanche, il existe bel et bien des inégalités sociales tout au long des différentes phases du processus. Les moments de négociation (avec des partenaires, des fournisseurs ou autres) sont des moments particulièrement critiques.

Je me souviens d'une femme qui a connu un succès commercial avec un article de pâte à modeler et qui n'a pas eu les contacts suffisants pour négocier correctement son brevet. Un diplômé d'école de commerce sera mieux armé pour le développement commercial mais son projet pourra pêcher par d'autres aspects. Il n'existe donc pas de recette miracle de succès.

Quelles différences avez-vous observé entre les innovateurs québécois et français ?

Les Français ont davantage tendance que les Québécois à expérimenter un projet personnel d'invention lors de la transition vers la pré-retraite ou la retraite alors que les Québécois sont plus nombreux à cumuler leur projet d'invention avec une activité salariée.

Les structures de soutien à l'innovation sont très développées en France. Est-ce aussi le cas en Amérique du Nord ?

En France, les structures d'accompagnement jouent un rôle plus grand pendant la phase de prototypage ou de brevetage comme s'il y avait besoin d'inciter les inventeurs à se lancer dans leur projet. Au Québec, il existe surtout des organismes publics et privés pendant la phase de commercialisation du produit, on s'y s'intéresse davantage au devenir des inventions.

Deux caractéristiques en matière de réglementation favorisent toutefois les inventeurs québécois : le délai de grâce leur permettant de déposer une demande de brevet à l'office américain des brevets (USPTO) un an après la divulgation de l'idée comparativement au critère de nouveauté absolue en France, qui exige que l'invention n'ait pas été rendue accessible au public pour demeurer brevetable. La communication se trouve ainsi bridée et une simple méconnaissance du régime des brevets conduit à l'éviction du système. La deuxième caractéristique concerne les coûts puisqu'il suffit de breveter dans quelques pays européens pour dépasser largement les frais exigés pour l'ensemble des États-unis.

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