"Les restaurants gastronomiques ne sont pas des nantis" (Michel Sarran)

Le chef doublement étoilé Michel Sarran est devenu, malgré lui, le porte-parole d'une profession en détresse pendant cette crise sanitaire. Une mission qui l'a "stressé". C'est en tout cas l'un des enseignements à retenir de cet entretien qu'il a accordé à La Tribune. Dans nos colonnes, l'entrepreneur toulousain, qui emploie une centaine de personnes, regrette aussi l'étiquette de "nantis" collée à la restauration gastronomique. Le chef emblématique appelle donc à un accompagnement financier sur la durée pour le secteur de la restauration. Interview.
Le chef toulousain Michel Sarran est inquiet pour l'avenir de la profession.

La Tribune : Plus de deux mois après la fermeture de votre restaurant deux étoiles, le samedi 17 mars, quel est votre état d'esprit ? Comment va l'homme et le chef d'entreprise ?

Michel Sarran : Je ressens beaucoup d'inquiétude, à plusieurs titres. Tout d'abord pour mes maisons, à savoir mon restaurant deux étoiles et "Ma Biche sur Le Toit" à Toulouse, et pour l'activité économique en général. J'ai aussi une entreprise de conseils et avec l'épidémie, tout est à l'arrêt. Je suis inquiet aussi pour notre profession car beaucoup de restaurants souffrent après plus deux mois de fermeture, sans oublier qu'il y a eu auparavant plusieurs mouvements sociaux dont les Gilets Jaunes... Il faut savoir que la restauration a un modèle économique très fragile. Pour beaucoup, les restaurants gastronomiques sont des nantis. Alors oui, cela s'adresse à des personnes qui sont favorisées, mais ce n'est pas pour cela que le modèle économique est extrêmement lucratif, loin de là. De plus, derrière nous, nous faisons travailler tout un tissu rural de producteurs, qui pratiquent eux aussi l'excellence, et qui eux non plus n'ont pas un modèle économique facile. Toutes ces personnes sont dans la tourmente avec nous.

La réouverture des restaurants est désormais actée au 2 juin pour les zones vertes. Maintenant, est-ce viable sur le plan économique pour un restaurant d'ouvrir avec une capacité de service réduite en moyenne de moitié ?

M.S : C'est un terrible dilemme. Néanmoins, nous sommes des entrepreneurs et nous avons envie de rouvrir, retrouver nos équipes et nos clients. Mais un restaurant qui ne travaille qu'à 50% de ses capacités n'est pas rentable. De plus, il aura pris les deux mois de fermeture, avec des frais fixes à régler, donc le restaurant va reprendre avec une trésorerie dans le rouge voire plus. C'est terrible, mais que faire d'autre ? Tout le monde à envie de rouvrir demain en se disant que ça va aller. Seulement, les clients seront-ils au rendez-vous ? Car il y a un peu de psychose et c'est normal avec tout ce qu'on a entendu et vu. Il y aura ceux qui voudront absolument retrouver une vie sociale et d'autres qui craignent pour eux.

Personnellement, vous vous êtes positionné pour une réouverture non précipitée de votre restaurant, au-delà de la date du 2 juin, dans une tribune avec d'autres chefs. Pour quelles raisons alors que vous vous battez pour en obtenir l'ouverture ?

M.S : La gastronomie française est une activité particulière. C'est la cuisine, mais c'est aussi les arts de la table. Il y a toute une partie d'accompagnement théâtrale en salle, donc il faut bien réfléchir pour faire rêver à nouveau les personnes qui viendront chez nous malgré tous les artifices qui vont s'ajouter et qui sont extrêmement contraignants. Typiquement, à propos de la carte, comment allons-nous faire ? Je n'ai pas envie de mettre des QR codes, cela ne correspond pas à ma philosophie. Nous devons travailler sur des cartes à usage unique suffisamment belles. Ensuite, il faut mettre en place le protocole sanitaire et ne pas se précipiter dans son application. Et là où je suis critique c'est qu'on nous annonce le protocole le 28 mai pour une ouverture le 2 juin. Ce n'est juste pas possible. Il y a eu un petit loupé au niveau de la communication. Personnellement, je préfère prendre un petit peu le temps.

La présidente de la Région Occitanie, Carole Delga, a annoncé la création d'un fonds L'OCCAL doté de 80 millions d'euros, que notamment les restaurateurs pourront solliciter pour être accompagnés dans le financement de leurs équipements sanitaires par exemple. Par ailleurs, vous réfléchissez avec elle à un plan de relance de la gastronomie. Pouvez-vous en dire plus ?

M.S : C'est beaucoup trop tôt pour parler d'un plan. En réalité, j'ai déjeuné avec Carole Delga pour lui faire part de mon irritation sur la gastronomie française qui est à la fois une fierté et une honte. Une fierté à l'étranger car elle est reconnue mais la réalité chez nous est très différente. Je lui ai dis que les élus dans notre région ne veulent pas s'afficher dans un restaurant gastronomique car cela ne renvoie pas une bonne image. Pour l'opinion publique, ce sont des endroits où vous devez dépenser 100, 150 ou 200 euros voire plus et que les restaurateurs s'en mettent plein les poches. Ce n'est pas du tout ça ! Nous ne sommes pas des nantis ! Nous sommes dans l'industrie du luxe avec des marges extrêmement réduites, en raison de coûts de fonctionnement énormes. Dans mon restaurant, j'embauche 30 personnes pour un service de 50 couverts. Nous sommes à la fois une entreprise de transformation et de services. Les produits que nous sélectionnons coûtent plus chers. Les arts de la table que nous prenons sont en porcelaine et viennent de Limoges. On cherche à mettre en valeur l'excellence à la française et cela a un coût. Mais pour autant, tous ces acteurs sont dans une situation fragile contrairement aux idées reçues. Carole Delga a été sensible à ce discours et nous sommes d'accord sur le fait qu'il faut communiquer pour rétablir la vérité. C'était une première réunion et nous allons continuer à creuser l'idée.

En même temps, vous avez participé à plusieurs réunions avec le gouvernement pour défendre votre profession. Comment qualifiez-vous le dialogue avec celui-lui ?

M.S : J'ai fait une vidéo sur Instagram dans laquelle je m'adressais au président de la République, qui a fait beaucoup parlé et j'ai été contacté par l'Élysée. Je me suis retrouvé à participer à une vision conférence avec Emmanuel Macron et quelques ministres. À ma grande surprise, car je ne suis pas un politique ni un syndicaliste mais je suis un électron libre. Par contre, j'ai eu énormément de messages de la profession, de tous types de restaurateurs et tous m'ont dit : tu portes notre parole. Et je me suis retrouvé investi d'une mission à laquelle je n'étais pas préparé car ce n'est pas mon quotidien. Cela m'a mis beaucoup de pression car quand je prend une décision pour moi je l'assume, mais là, me retrouver porte-parole d'une profession en détresse c'est compliqué. Cela m'a énormément stressé. Depuis, j'ai refait une vidéo sur le réseau social qui a refait parler d'elle et l'Élysée m'a contacté. On m'écoute mais je ne sais pas si cela débouchera sur quelque chose.

 Dans une revue spécialisée de votre secteur, vous venez d'annoncer que vous engagiez le bras de fer avec votre assureur Axa car celui-ci refuse d'indemniser votre perte d'exploitation. Hasard des faits, cette compagnie d'assurance vient d'être condamnée par le Tribunal de commerce de Paris à verser 500 000 euros à un restaurateur pour la même raison. Est-ce cet épisode qui vous a encouragé à engager la lutte ?

M.S : Non, pas du tout. Il est vrai que ces derniers temps on se focalise sur AXA mais je pense que toutes les compagnies d'assurance ont le même comportement. C'est comme dans une salle de classe. Vous avez des mauvais élèves qui lèvent le doigt quand même pour parler, même si c'est pour dire des bêtises. Il s'agit des banques, qui ont participé et fait des choses même si tout n'est pas irréprochable. Et après il y a les mauvais élèves qui quittent la classe. Je trouve que c'est ce qui s'est passé pour les assurances, qui ne sont jamais entrées dans le débat avec la profession. Ils ont fermé la porte. Il est vrai qu'avec mon avocat on a regardé le contrat, où est inscrit la perte d'exploitation et on s'est demandé pourquoi il ne la prendrait pas en charge. Nous avons envoyé un courrier en ce sens, auquel nous avons eu une fin de non-recevoir. Désormais, nous allons aller un peu plus loin. C'est une attitude pour moi qui n'est pas acceptable et nous leur demandons de prendre leurs responsabilités.

Selon vous, au-delà de cette indemnisation des assureurs, quelles mesures financières pourraient permettre aux restaurateurs d'avoir une chance de sortir la tête de l'eau ?

M.S : Il doit y avoir une prise en charge par l'État ou les collectivités locales pour la mise aux normes et un accompagnement de l'entreprise. Le chômage partiel doit durer jusqu'à la fin de l'année et non jusqu'à fin septembre comme c'est envisagé. Il ne faut pas une exonération des cotisations sociales non pas jusqu'en juin, mais plus loin, pour accompagner la reprise. Nous avons besoin de nous refaire de la trésorerie. Par la suite, la profession pourrait tenir des points réguliers pour un retour à la normale dès que possible.

Lire aussi : "Demain au restaurant" pour payer en avance l'addition en Occitanie

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Commentaires 3
à écrit le 29/05/2020 à 17:53
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"Les restaurants gastronomiques ne sont pas des nantis" Et les restaurateurs ?

à écrit le 29/05/2020 à 14:22
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C'est vrai que la vraie bonne bouffe n'est pas forcément la plus chère, en Anjou ont vécu les soeurs Barrault un des restos les plus réputés de l'ouest (brochet au beurre blanc, Alose, tarte aux reines-claudes) c'était pas plus cher qu'ailleurs, à la...

à écrit le 29/05/2020 à 13:53
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"regrette aussi l'étiquette de "nantis" collée à la restauration gastronomique" Attention aux ennemis de la gastronomie qui utilisent bien souvent un vocabulaire populaire pour se donner du crédit, qu'ils n'ont pas, alors que seulement incultes e...

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