Avion décarboné : "Il n'y aura pas une solution unique" selon Jean-Brice Dumont (Corac & Airbus)

Invité d'honneur de l'Aéro Forum organisé par La Tribune en direct de Toulouse, Jean-Brice Dumont est revenu sur les principaux obstacles à surmonter pour arriver à un avion décarboné en 2035. Le président du Corac et directeur de l'ingénierie d'Airbus est néanmoins optimiste sur la sincérité de ce calendrier et fixe 2025 comme premier grand rendez-vous dans cette quête à l'avion vert. Entretien.
En raison du contexte sanitaire, c'est à distance que Jean-Brice Dumont a livré ses ambitions concernant l'avenir du transport aérien.
En raison du contexte sanitaire, c'est à distance que Jean-Brice Dumont a livré ses ambitions concernant l'avenir du transport aérien. (Crédits : Rémi Benoit)

LA TRIBUNE - Avant d'arriver à une aviation décarbonée, cela passera par plusieurs étapes et notamment par des avions beaucoup plus frugaux en matière de consommation de carburants. Ainsi, sur quoi travaillez-vous dans un futur proche?

JEAN-BRICE DUMONT - Quand nous avons présenté l'avion à hydrogène, cela a eu un effet d'électrochoc, mais aussi la critique "vous ne faites que ça". Mais la réponse est claire, il va se passer des choses avant 2035, date fixée pour arriver à cet avion propre. Nous travaillons sur l'empreinte industrielle de notre secteur, autrement dit sur la conception écologique, la réparation, la maintenance et jusqu'à la fin de vie, c'est-à-dire la déconstruction et le recyclage. Si nous ne parlons qu'en émission carbone, cela représente 5% des émissions de la filière, le reste est émis par l'exploitation. Pour diminuer l'empreinte écologique, les leviers sont connus. C'est tout d'abord le renouvellement des flottes. Entre deux générations d'avions, on gagne entre 15 et 20% de consommation de carburant. Deuxièmement, nous pouvons agir à court et moyen termes sur la façon d'opérer. La coutume est de dire que nous pouvons gagner 10% de consommation par une meilleure gestion des opérations, avec un appareil mieux connecté au sol et une meilleure gestion du trafic aérien. Par ailleurs, il faut aller vers des carburants alternatifs, avec une masse significative de biocarburants, issus de la biomasse et des déchets.

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Pour améliorer cette empreinte carbone, les efforts de la filière doivent-ils se concentrer sur l'usine 4.0 ou explorez-vous d'autres pistes ?

Il faut plus que ça. Évidemment, la digitalisation est une piste mais il faut aller plus loin car l'aéronautique est un secteur très compétitif et cette compétitivité est encore plus féroce quand on descend davantage dans la chaîne de valeur. La filière doit évoluer, on doit automatiser et on doit moderniser l'outil industriel. On doit s'améliorer pour réduire les cycles et avoir une empreinte environnementale qui soit la meilleure possible et cela doit se faire dans toute la chaîne, pas uniquement chez les grands.

À ce propos, estimez-vous que cette supply chain soit capable d'aller sur cette révolution industrielle et cette aviation décarbonée en 2035 ? La période n'est pas facile sur le plan économique...

C'est une crise durable, pour au moins deux ans. Il faut donc trouver une bonne dynamique d'innovation, qui apporte dans la filière des briques qui peuvent servir plus tôt, mais qui soient convergentes vers cet avion plus vert, soit l'avion vert de 2035. Pour la supply chain, il est crucial de conserver ses compétences et sa capacité d'innovation. Il y a donc un mécanisme de recherche animé par le Corac et des mécanismes incitatifs gérés par la DGE, sans oublier le fonds géré par Ace Management (ACE Aéro Partenaires, ndlr) pour aider les entreprises à évoluer. C'est ce mélange qui va faire tenir l'écosystème mais c'est évident qu'avec la crise qui dure nous allons vers des questions de structure d'entreprise. Un certain nombre n'en sortiront pas indemne.

Sentez-vous l'industrie française capable de passer ce cap ?

Si je vous réponds un oui franc, je vous mentirais. En revanche, nous nous en donnons les moyens mais nous n'avons pas atteint les objectifs recherchés. Néanmoins, cela prend une bonne tournure. Le Corac a tout intérêt à avoir ce ruissellement dans la filière de manière à avoir le bon niveau d'argent qui arrive dans les entreprises qui ont présenté des projets intéressants pour ces évolutions technologiques, mais pas que. Il faut que le fonds piloté par ACE fasse aussi son travail et il faut une remise en cause. Certains doivent s'adapter, certains doivent évoluer et d'autres doivent éteindre des pans entiers d'activité pour évoluer vers les besoins nécessaires et saisir les opportunités là où elles sont.

La France couvre tous les segments du marché aéronautique. Est-ce un handicap pour se lancer dans une rupture technologique ou alors existe-t-il un tronc commun qui permet d'avancer sereinement sur tous les segments de marché ?

Il n'y a pas de solution unique. Sur les petits avions et hélicoptères, nous pourrions avoir des formules d'hybridation différentes, où en réalité la question de la masse des batteries est moins prépondérante que sur les avions de ligne. Dans cette recherche, nous allons monter sur l'aviation d'affaires, puis régionale, avant de s'attaquer aux courts et moyens courriers, puis le long courrier. Nous voyons bien que, quel que soit le véhicule, les technologies utilisées ne seront pas forcément les mêmes. Les feuilles de route du Corac prévoient l'utilisation de briques technologiques qui auront plusieurs déclinaisons.

Êtes-vous certain que vous serez prêt à l'horizon 2035 pour cet avion décarboné, qui n'est pas si loin finalement ?

Avant 2035, il y a 2025. Nous avons une séquence en trois temps. Nous nous laissons jusqu'à 2025 pour faire de la technologie car nous devons préparer un maximum de technologies pour trouver le bon produit. Est-ce-que nous serons sur une aile volante, un avion à turbopropulseur ou à réacteur ? C'est en 2025 que nous serons capables de dire voilà ce que nous visons grâce aux technologies développées. À partir de là, s'ouvrira alors la période des grandes démonstrations. Nous ferons voler des démonstrateurs plus costauds que sur la période 2021 à 2025. Quand nous savons ce que nous avons entre les mains, nous sommes confiants par rapport à cet horizon 2025 et nous serons même prêts avant si tout se passe bien.

Au-delà d'un réservoir qui sera beaucoup plus grand, quels sont les autres défis auxquels vous êtes confrontés dans cette quête à l'avion hydrogène pour 2035 ?

Il faut utiliser l'hydrogène liquide, et il faut donc réfléchir à un design d'avion qui soit le plus adapté. Nous n'avons pas sorti l'aile volante par hasard. Elle permet d'avoir des volumes de stockage intéressants. Donc le premier défi technologique est un stockage à une température froide, l'autre défi est l'évolution des moteurs qui permettent la combustion de l'hydrogène. Il reste également à travailler sur l'aérodynamique générale de l'avion.

Un avion hydrogène pourra-t-il avoir les mêmes performances que les avions actuels ?

La réponse est non, dans un premier temps en tout cas. Cela a de bonnes chances de révolutionner le marché. L'économie du transport aérien va être totalement différente avec de l'hydrogène. Nous n'aurons pas les mêmes formules.

Combien vont coûter le développement toutes ces technologies prometteuses ?

Je suis directeur technique d'Airbus et je n'aime pas les chiffres... Néanmoins, il faut savoir que la filière aéronautique investit chaque année pas moins de deux milliards d'euros dans la recherche. Et pour nous aider dans cette mission, l'État va nous apporter plus de 1,5 milliard d'euros dans le cadre du plan de relance sectoriel. Mais c'est un effort conjoint de l'écosystème et de l'État, qui ne finance pas totalement ce plan. Cette crise est au final un accélérateur des activités de recherche, initialement menacées sur le plan économique en raison de cette crise sanitaire.

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