"Barbares, vous avez dit barbares ? "

Pierre Blanchard, professeur de lettres, revient sur l'origine du mot "barbare", largement utilisé pour décrire les auteurs des attaques de Charlie Hebdo et de la Porte de Vincennes le 7 janvier dernier. Au-delà de la sémantique, il s'interroge sur les raisons qui ont conduits à de tels actes et donc à la "création" de ces barbares, et sur les conséquences possibles.

Le "barbare", étymologiquement, est celui qui ne parle pas la langue de l'endroit où il vit, celui qui a un dialecte différent et, partant, des coutumes inconnues. C'est celui dont on ne comprend pas les propos, réduits à quelques borborygmes simplistes : "bwar bwar bwar". Progressivement, la notion s'est figée : est devenu le "barbare" celui qui échappait à l'autorité du pouvoir impérial romain. Ensuite, ce sont les migrations de populations qui eurent lieu au cours de la période de transition entre l'Antiquité tardive et le haut Moyen-Âge qui furent désignées comme des "invasions barbares". Le barbare, historiquement et étymologiquement, c'est l'Autre.

Depuis, le terme désigne soit un individu dont on considère les manières peu raffinées, soit un individu dont le comportement échappe aux règles élémentaires de respect de la dignité de la vie humaine. Le substantif "barbarie" n'est employé que dans les cas extrêmes : c'est un mot dont on connaît la force sémantique, quoiqu'on lui adjoigne régulièrement une épithète pléonastique - inouïe, insensée, incroyable, cruelle, pour ne citer que les plus courantes - pour des raisons qui demeurent obscures.

"Pire qu'un barbare, deux barbares"

Qu'est-ce donc qu'un barbare ? La réponse défile en boucle sur toutes les chaînes d'information depuis le mercredi 7 janvier : c'est un homme qui ne craint pas d'utiliser sa foi dévoyée pour transmuer en acte prétendument salvateur un crime parfaitement abject. C'est un décérébré qui fait d'un journal satirique la source de tous les maux de l'univers et qui pense accomplir un geste héroïque et salutaire en allant cribler de plomb des journalistes et des dessinateurs dont l'unique tort est de n'avoir pas succombé au climat de terreur que quelques obscurantistes veulent imposer à la société occidentale. C'est un sauvage qui ne craint pas de braquer son arme sur des femmes et des hommes, certains âgés - 76, 77 et 80 ans - et dont la seule dangerosité est de savoir rire et faire rire avec un simple crayon. C'est un lâche qui montre sa détermination idéologique et sa bravoure en abattant, d'une balle dans le dos, une policière municipale intervenant sur un banal accident de la circulation. C'est un cinglé qui se croit promis à une postérité de martyr pour avoir assassiné des Juifs dans un supermarché casher...

Qu'y a-t-il de pire qu'un barbare ? Deux frères barbares, auto-investis d'une mission d'expurgation des germes d'esprit d'irrévérence qui gangrènent selon eux le quatrième pouvoir et, par extension, la démocratie. Et pire que deux barbares ? Trois, bien sûr, unis dans la radicalité islamique par le tourisme carcéral qui, loin de préserver la société des malfrats qu'elle voit proliférer en son sein, ne fait malheureusement qu'accroître les dangers qu'ils font peser sur elle en les transformant en fous de Dieu.

"Vacuité intellectuelle"

Les barbares dont il est ici question sont les fruits incestueux des amours contre-nature (pardon pour le pléonasme) de l'intolérance, de l'ignorance, de l'aveuglement, de la cruauté et de la stupidité les plus pures... Lesdits barbares, qui ont voulu, selon leurs propres dires, "venger le prophète", "tuer Charlie Hebdo" et "se faire des flics" au nom d'une religion qu'ils interprètent d'une manière qui traduit leur vacuité intellectuelle, n'ont vengé absolument personne et, par un processus tragiquement ironique, ont évidemment obtenu l'effet inverse de celui escompté.

Loin de rendre service à qui que ce soit, ils n'ont fait qu'attiser les passions mauvaises de certains Français déjà peu enclins au pluriculturalisme et désormais confortés dans leur médiocrité et dans leurs préjugés. Car c'est maintenant toute une frange de la population d'origine maghrébine qui est sommée de procéder aux condamnations attendues de cet attentat sous peine de se voir associée aux exactions commises. Les Guignols ont tout dit le soir du drame : "12 morts, 5 millions de Musulmans blessés". Le monde à l'envers, en somme : la bêtise - des barbares - n'engendre que la bêtise - des idiots. L'intolérance - des fanatiques - n'entraîne que l'intolérance - des passéistes réactionnaires qui attendent d'avoir des justifications pour donner libre cours à leur verve rétrograde et haineuse. Que Zemmour et Houellebecq exultent tout à leur aise, leurs thuriféraires ont désormais des arguments !

"Quand la célébration tourne au consensus hypocrite"

Bien sûr, on m'opposera la sacro-sainte "unité nationale" et le fameux "esprit du 11 janvier". On me rétorquera que la France s'est retrouvée dans ses valeurs fondamentales, et que la violence terroriste fut un baume thaumaturge susceptible de soigner les plaies de la division. Que le consensus historique - n'a-t-on pas vu des députés chanter à l'unisson l'hymne national ? - augure d'une ère nouvelle marquée des sceaux respectifs de la confiance retrouvée, de la fierté d'être Français et de l'optimisme. On en chialerait tellement c'est beau... Du Victor Hugo dans le texte !

Mais qui osera montrer le caractère abusivement fraternitaire de ce moment de communion tout à fait naturel au demeurant ? Quand la célébration tourne au consensus hypocrite, alors c'en est trop. Quand Christine Boutin s'engage à prier pour les morts de Charlie Hebdo, c'est du grotesque à l'état pur. Quand les cloches de Notre-Dame se mettent en branle pour célébrer un journal qui n'eut de cesse de cracher à la gueule des religions, de toutes les religions, c'est du mauvais goût. Quand le Pape lui-même prend publiquement la parole et annonce, via une lettre de son Secrétaire d'État, qu'il "confie les victimes à Dieu" en "le priant de l'accueillir dans sa lumière", alors les barrières du bon sens et du respect sont d'un coup balayées par cet excès de charité qui frise l'indécence ! Quand des Français font des heures de queue pour se procurer un volume du dernier Charlie Hebdo alors que la liquidation était proche la semaine auparavant, quand des spéculateurs font monter les enchères sur internet pour faire du fric sur les cadavres encore chauds des dessinateurs assassinés, quand les forces de l'ordre sont applaudies par une nation en émoi qui les remercie de mourir pour leur patrie, quand Paris accueille dans ses allées les chefs d'États les plus influents du monde réunis sous la bannière "Je suis Charlie", quand l'exécutif bénéficie d'un sursaut historique de sa cote de popularité qui lui octroie enfin une légitimité populaire après plus de deux ans d'exercice décevant du pouvoir, alors c'en est vraiment trop. L'encre de la plume doit se faire fiel pour dénoncer postures et impostures.

"Trop de gens ont contribué à cette catastrophe"

Nonobstant ce qui se lit partout, nous ne sommes pas tous des "Charlie" ! L'eussions-nous tous été plus tôt que ce drame ne se serait pas produit. À force de faire croire que des caricaturistes sont d'irrespectueux blasphémateurs (autorités religieuses), qu'il ne faut pas jeter de l'huile sur le feu (Chirac), qu'on ne plaisante pas avec les croyances d'autrui et que la liberté d'expression n'a de légitimité que pour autant qu'elle ne nuise à personne (tous les bien-pensants), trop de gens ont contribué à cette catastrophe. Les calomniateurs d'hier, devenus soudain apologètes radicaux de la liberté d'expression, ne doivent pas croire s'en tirer à si bon compte ! Leurs vieux démons les rattraperont, et il ne se passera guère plus de six mois avant que le naturel liberticide ne reprenne le dessus. N'a-t-on pas récemment vu un Pape (le même qui pria pour les disparus !), sorti pour l'occasion de son formol romain, s'en prendre à l'irrévérence et exhiber un poing rageur en prétendant qu'il serait fort légitime qu'il l'apposât sur le visage de quiconque insulterait sa mère et, a fortiori, son Dieu ? Pareille bêtise devrait mériter l'indulgence : les vieillards ont droit à notre mansuétude, mais pas lorsqu'ils représentent un milliard de catholiques dans le monde.

D'autres encore ne méritent guère notre compassion : de sinistres abrutis, preuves actuelles de la supériorité absolue du fanatisme sur toutes les autres tares humaines en matière de connerie, pensent se venger des offenses satiriques de notre Charlie hebdo national en ... brûlant des églises chrétiennes ! Confondant de bêtise. Des Tchétchènes tentent de nous apprendre le respect des valeurs religieuses en manifestant en masse dans les rues de Grozny, sans s'apercevoir qu'ils sont les jouets politiques d'un Poutine ambigu ! Exercice libre et éclairé de leur esprit critique. Les Pakistanais brûlent le drapeau français pour punir un dessin que jamais ils n'auront dans les mains, sans pourtant faire preuve de la même violence dès lors qu'il s'agit de militer pour les droits les plus élémentaires de la condition humaine... Fameux sens de l'à-propos. Le ridicule le dispute à l'outrecuidant, dans un joyeux climat profondément délétère.

"Mourir de rire"

L'"esprit français" et sa propension à la médisance et à la raillerie devraient permettre d'alimenter en dessins la veine satirique qu'on a tenté de tarir le 7 janvier : que les candidats au poste sachent cependant qu'ils peuvent désormais - et littéralement - "mourir de rire". Jamais cette formule n'a été aussi pertinente qu'en cette triste période dans laquelle les catachrèses retrouvent leur sens originel : le rire a alors un arrière-goût très amer, contaminé qu'il est par un flux lacrymal que la dignité doit paradoxalement nous empêcher de laisser se déverser, peur de faire triompher les barbares.

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