Mohed Altrad, entrepreneur mondial de l'année 2015, se livre sans détour

Industriel venu du désert syrien, Mohed Altrad dérange autant qu’il fascine. C’est dans son ouvrage "Badawi" paru aux éditions Acte Sud en 2002 que l’on découvre son histoire d’enfant perdu de la steppe. Président du groupe de services à l'industrie et de matériel pour BTP qui porte son nom, il préside également le club de rugby de Montpellier. Il a récemment été récompensé pour la plus forte croissance enregistrée au cours des 10 dernières années par le réseau d’audit EY. Une success story sur laquelle l'homme d'affaires montpelliérain, 36e fortune du classement Challenges 2017, jette un regard contradictoire. Fier de ce qu’il a accompli, il décrit un revers de la médaille lourd à porter et n’hésite pas à parler de "malédiction qui le poursuit depuis l’enfance". Mohed Altrad - invité d’honneur du Forum Destination International de la CCI Occitanie qui se déroule jeudi 9 novembre au Centre des Congrès Pierre Baudis - se livre dans cet entretien qu’il a accordé à La Tribune en toute sincérité.
Mohed Altrad, 36ème fortune du classement Challenges 2017.

Certains vous prête un appétit insatiable pour la croissance externe. Vous venez d'ailleurs de finaliser le rachat de l'entreprise britannique Cape pour un montant de 500 millions d'euros. Qu'est-ce que cette nouvelle acquisition a changé pour le groupe Altrad que vous présidez ?

Mon cœur de métier pendant longtemps a été le bâtiment mais ce marché est très cyclique. J'avais donc un défi : sortir de mon cœur de métier, le marginaliser pour aller vers autre chose. C'est comme ça que de la fourniture de matériel de chantier nous nous sommes tournés vers les services à l'industrie.

Aujourd'hui, ce secteur représente plus de 80% de notre activité. Nous avons ainsi réussi à vaincre le côté cyclique de notre métier initial qui était fortement angoissant et c'est d'autant plus rassurant que nous sommes désormais présents sur tous les continents.

Alors pour répondre à votre question, le rachat de Cape et la reprise de plusieurs entreprises par Altrad ces dernières années ont changé beaucoup de choses. Nous avons totalement transformé le business model de notre activité. Avec le rachat du groupe Cape (qui œuvre dans les services à l'industrie pétrolière et gazière, NDLR), Altrad compte désormais 39 000 salariés et notre chiffre d'affaires est porté à 3,2 milliards d'euros.

Cependant le groupe Altrad n'est pas présent sur le continent américain. L'Amérique vous fait peur ?

Nous sommes numéro 1 mondial dans tous nos métiers sur un marché dont la valeur est estimée à 100 milliards d'euros. Nos marges de progression sont donc énormes.

Je ne dis pas que nous n'irons jamais en Amérique, ça dépendra des opportunités. Je pense qu'il faut être pragmatique dans ce genre d'approche. Si demain, une opportunité s'y présente et offre des caractéristiques que je ne peux pas trouver ailleurs, alors bien sûr j'irai en Amérique.

En 2015, Altrad a repris le Néerlandais Hertel. En 2016, le groupe français Prézioso. En 2017 - on l'a évoqué- vous avait racheté le groupe anglais Cape. Quels sont vos projets pour 2018 ?

La métamorphose du groupe Altrad va continuer à court-terme puisque nous devons maintenant amalgamer ceux que nous avons acquis (Hertel, Prézioso et Cape) pour en faire un groupe et non pas une simple juxtaposition de boîtes.

J'ai toujours pensé que les objectifs sont aussi des obstacles. Aujourd'hui, Altrad est un groupe qui croît, dynamique et bien dans sa peau. C'est déjà beaucoup.

Votre parcours hors norme force le respect autant qu'il intrigue voire qu'il dérange. Quel regard portez-vous sur cette success story qui est la vôtre ?

Je vais vous faire une réponse que je n'ai jamais formulé de cette manière (silence, NDLR). C'est une malédiction... Bien sûr, il y a de la fierté d'avoir accompli tout cela, mais dès le départ la vie m'a refusé la vie.

Privé d'une mère qui est morte, d'un frère que l'on a tué. Très vite je n'ai plus eu de famille. Mon père ne voulait pas de moi. Ma grand-mère ne voulait pas que je m'instruise car les bergers n'ont pas besoin de savoir lire. J'ai galéré pour passer mon bac que j'ai décroché en finissant premier. J'ai dû affronter le racisme en arrivant en France. Tout ça a installé en moi une mélancolie, une profonde tristesse qui ne m'a plus jamais quitté.

Cette tristesse est toujours là. Elle ressurgit à chaque fois que l'on me critique et ça arrive souvent. On dit que ce n'est pas moi qui ai écrit mon livre ou on répète que ce n'est pas possible que ce soit moi qui ai mené le groupe Altrad là où il est.

Je galère avec ça et je considère que ce jugement systématique est une injustice absolument insupportable. C'est ça que j'appelle la malédiction c'est comme si je ne pouvais pas vivre ma vie.

Je ne me plains pas et je ne veux pas m'attarder trop là-dessus mais c'est une réalité. Je vis avec, peut être que j'exagère trop les choses. Mon parcours est hors norme je le sais. Toutes les histoires sont différentes mais ce parcours vertigineux est parfois compliqué à savourer. C'est sans doute le revers de la médaille.

Le président du club de rugby de Montpellier et sponsor du maillot du XV de France que vous êtes est accusé de conflit d'intérêt avec Bernard Laporte, le président de la FFR. L'enquête est toujours en cours. Cet évènement contribue-t-il à la malédiction dont vous parlez ?

Oui tout à fait mais sur ce dossier je suis serein. Je n'ai rien à me reprocher.

Certes je suis un perturbateur dans le monde du rugby. C'est vrai que je dis haut et fort depuis longtemps que le rugby d'avant ne pourra pas continuer à fonctionner économiquement comme il fonctionnait jusque-là. Le rugby est une start-up depuis trop longtemps. Soit elle trouve un modèle économique viable, soit elle meurt. Tout cela manque de vision et c'est ce que j'ai tenté de faire comprendre à la Ligue nationale de rugby. J'essaye de faire bouger les lignes et ça ne plaît pas à tout le monde.

Aujourd'hui une chose est sûre : je suis sponsor de l'équipe de France de rugby. Je suis candidat pour le rester six ans de plus. Je continue d'avoir une relation d'amitié avec Bernard Laporte dont je trouve le parcours assez similaire au mien. Nous avons un autre point commun avec Bernard Laporte : lui non plus ne fait pas l'unanimité dans le monde du rugby.

Plus personnellement, quel regard portez vous sur le conflit syrien et sur ce pays qui vous a vu naître et qui est aujourd'hui totalement ravagé par la guerre ?

Je vis la Syrie dans mon être. Mon histoire particulière sans mère, ni père et ce pays en guerre me bouleverse (dit-il très ému, NDLR).

Le jour où j'ai vu Obama faire son discours en 2015 à Nairobi dans le pays natal de son père, je me suis modestement mis à rêver, en tant que simple citoyen de ce que je pourrais dire, moi, dans un discours en revenant en Syrie.

Vous savez c'est dans cette région du monde que les trois prophètes sont nés si l'on croit les documents sacrés. C'est dans cette partie du monde que la civilisation a vu le jour. Aujourd'hui qu'est-ce qu'il reste de tout cela ? Il y a des viols, des vols, des destructions, des morts. Alors dans ce discours je dirais tout simplement que j'aimerais que ce pays redevienne ce qu'il a été et j'espère pouvoir y contribuer.

Mohed Altrad s'est livré dans le cadre de sa venue au Forum Destination International de la CCI Occitanie, comme invité d'honneur. Un événement qui se déroule jeudi 9 novembre au Centre des Congrès Pierre Baudis.

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Commentaire 1
à écrit le 10/11/2017 à 12:18
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Un personnage intéressant au parcours économique atypique ce qui est plutôt très rare.

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