Comment l'industrie aéronautique s'engage dans une décroissance énergétique. Enquête

Mesures d'urgence pour réduire la consommation énergétique, réorganisation des méthodes de production pour l'engager sur le long terme, des relations avec les clients qui se tendent, ne voulant pas prendre leur part de l'inflation des coûts énergétiques dans la production... Les sous-traitants de l'industrie aéronautique sont sur tous les fronts pour limiter au maximum les effets de l'inflation des coûts de l'énergie. Enquête sur l'instauration de cette sobriété énergétique qui se promet express dans la filière.
Au sein de la filière de l'industrie aéronautique, plusieurs leviers sont activés pour ne pas subir indéfiniment la situation.
Au sein de la filière de l'industrie aéronautique, plusieurs leviers sont activés pour ne pas subir indéfiniment la situation. (Crédits : Rémi Benoit)

"Nous devons faire face à des prix de l'énergie diaboliques. C'est une folie", lâche Stéphane Trento, le PDG de ST Composites. Installée à Labège (Haute-Garonne), au sud de Toulouse, ce sous-traitant aéronautique a vu son prix du mégawatt grimper de 55 euros à...350 euros. "Et encore... j'ai durement négocié avec EDF pour arriver à ce tarif", ne cache pas le patron industriel. La PME a du faire face à la liquidation du jour au lendemain de son fournisseur attitré d'électricité issue d'énergies renouvelables, Hydroption. Le fournisseur alternatif toulonnais né en 2014 a été emporté par la flambée des prix du gaz et de l'électricité sur les marchés accentuée par le conflit russo-ukrainien.

Dans ce contexte, ST Composites n'est pas le seul acteur de la supply chain aéronautique à dresser le même constat. "En 2021, notre facture d'électricité était de 2,6 millions d'euros. En 2022, elle va atteindre les 3,8 millions et on l'estime à 6 millions pour 2023", indique Ludovic Asquini, le président de Nexteam, basé à Marmande (Lot-et-Garonne), qui dispose de 24 sites dont la moitié à l'étranger. "Sur notre site en Roumanie, notre facture d'énergie va être multipliée par quatre et par deux en France. C'est énorme... on souffre !", explique quant à elle Stéphanie Burgun, la directrice générale de Duqueine Group qui a son siège dans l'Ain. Les ordres de grandeur sont similaires du côté de Liebherr Aerospace, à Toulouse. "Notre facture de 2022 va faire fois trois par rapport à 2021 et fois cinq si nous comparons à l'année 2019", expose Nathalie Duquesne, la nouvelle directrice générale de Liebherr Aeroscpace dans la Ville rose.

Seulement, ce choc énergétique n'arrive pas au bon moment pour l'industrie aéronautique. Certains, pour surmonter la crise sanitaire et l'arrêt total de leurs activités, ont été dans l'obligation de souscrire à un PGE et le remboursement a commencé depuis peu. "Il est vrai que cela met en tension la trésorerie", admet Stéphane Trento. Surtout, tous ces sous-traitants n'ont pas encore retrouvé les cadences de production d'avant la Covid bien que le secteur re-décolle, mais progressivement. "Pendant la crise sanitaire, notre chiffre d'affaires a été divisé par deux et aujourd'hui nous ne sommes toujours pas revenu à notre niveau d'avant crise", confirme la directrice générale de Duqueine Group qui a même procédé à une réduction de ses effectifs. Dans d'autres cas, cette inflation énergétique intervient après une période de lourds investissements pour se relancer comme ST Composites qui prépare sa diversification dans la maroquinerie de luxe ou Nexteam qui vient de fusionner avec l'autre sous-traitant Ventana. Surtout, nombreux sous-traitants aéronautiques ont investi dans l'industrie 4.0, la data, la robotique, etc pour améliorer leur compétitivité en sortie de crise sanitaire. Des avancées technologiques souvent gourmandes en énergie...

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Changement des comportements et audits dans l'urgence

Dans ce contexte, la première réaction du secteur industriel, comme d'autres, a été de limiter la casse, dans l'attente de résultats d'audits énergétiques sur chaque site pour dégager des voies d'amélioration de long terme comme c'est le cas chez Nexteam.

"Le week-end, nous consommions entre 30 et 60% de notre consommation énergétique de la semaine alors qu'il n'y a personne sur les sites, nous sommes fermés. C'est de la négligence ! Depuis que nous avons remarqué cela, nous avons par exemple coupé nos compresseurs le week-end et réduit cette consommation énergétique du week-end par deux en moyenne", relate Ludovic Asquini.

Pour d'autres, des mesures de court terme ont été accélérées dans l'urgence comme le remplacement des ampoules de sodium par des éclairages LED, beaucoup moins énergivores. De plus, en interne, beaucoup de managers constatent et se réjouissent d'un certain changement de comportement d'une majorité des salariés sur l'éclairage et le non-maintien en veille des outils électroniques quand cela n'est pas nécessaire.

"Aussi, nous avons passé des consignes en interne sur l'usage de la climatisation et du chauffage pour encadrer les températures et donc la consommation énergétique de ces équipements", indique Nathalie Duquesne de Liebherr Aerospace, qui signale que la consommation énergétique du sous-traitant aéronautique de rang 1 a déjà diminué de 7% depuis 2017.

Si Liebherr récupère aussi la chaleur fatale, Duqueine Group étudie actuellement la question, en plus d'enclencher le remplacement de toutes ses chaudières. Après avoir éteint ses enseignes extérieures, ST Composites, qui construit un troisième bâtiment à Labège va doter celui-ci d'un toit structurellement blanc afin de réduire la température à l'intérieur et donc limiter la consommation énergétique via le chauffage et la climatisation. "Pour nos deux bâtiments historiques, nous étudions la possibilité de les repeindre en blanc ou de les végétaliser", confie Stéphane Trento. Une option aussi sur la table chez Liebherr Aerospace à court terme.

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Réduire les essais, nouveaux matériaux, travail de nuit...

Au sein de ce dernier, d'autres projets devraient s'ajouter à ces mesures d'urgence pour  répondre à la flambée des prix de l'énergie de manière durable, sur le plan économique mais aussi environnemental. Sur l'ensemble de la consommation énergétique de Liebherr, si 25% sont liés au parc immobilier, le reste est dû aux process industriels dont ses deux centres d'essais toulousains, très énergivores.

"Même la nuit, où il n'y a personne, c'est là que nous faisons 34% de notre consommation en raison de tests d'endurance de nos produits, malgré des formations de nos collaborateurs pour parvenir à une éco-conduite de nos essais. Désormais, notre volonté est de réduire nos essais pour développer davantage la simulation, une technologie très bien développée aujourd'hui. Nous avons entamé des discussions avec nos clients en ce sens pour revoir le cahier des charges. Certains essais sont de la sur-qualité...", soulève Nathalie Duquesne, la directrice générale.

Dans le même sens, ST Composites sonde le marché et a lancé des actions de R&D pour trouver des matériaux composites nouvelle génération. "Nous regardons comment trouver et utiliser des nouveaux composites qui auraient besoin de basses températures pour se transformer, bien plus basses que celle nécessaires actuellement. Cela réduirait considérablement notre facture. C'est une obligation de trouver des solutions", expose Stéphane Trento, le président de la PME de 40 salariés. Les temps de cuisson et les coûts qu'elles génèrent sont au coeur de l'équation également chez Duqueine Group.

"Nous sommes en train de faire une analyse pour voir comme on pourrait passer un maximum de cuisson la nuit, bien que notre production soit déjà en 3x8", annonce Stéphanie Burgun.

Au sein de la filière aéronautique, cette crise énergétique est non sans conséquence social. Certaines entreprises étudient la possibilité de passer à la semaine des quatre jours pour arrêter la production une journée par semaine et donc réduire la consommation. D'autres envisagent l'idée de basculer une partie de leur production la nuit comme Duqueine Group, par soucis d'économies. Mais les sous-traitants clairement intéressés ne veulent pas se dévoiler au grand jour pour le moment car le sujet est encore sensible sur le plan social à l'égard des salariés.

Dégradation à venir dans les relations clients à sous-traitants ?

Enfin, ces industriels vont devoir faire face à une autre problématique : l'évolution de la facture à leurs clients pour répercuter en partie l'inflation que connaissent les prix des énergies. Seulement, dans l'industrie aéronautique, les contrats se négocient avec une période donnée, avec un prix arrêté. Alors comment procéder pour ne pas froisser le client, qui peut être Airbus, Boeing, ATR et d'autres...

"Nous devons trouver un moyen de répercuter cette inflation des coûts de production sur nos clients et leurs clients vers leurs propres clients", prévient Ludovic Asquini de Nexteam.

"On va devoir discuter avec nos clients pour essayer de répercuter en partie les coûts de cette inflation car là nous faisons face à un effet conjoncturel cumulatif avec aussi la hausse du coût des matières premières", plaide pour sa part Stéphane Trento.

"Les clients vont devoir faire des efforts. Sur certains produits, on a même une dégressivité des prix qui nous est demandé ! Cela ne correspond pas à la réalité d'aujourd'hui. Mais comment on fait ? On est pris à la gorge. J'ai envoyé des lettres recommandées à Airbus pour aborder le sujet", peste Stéphanie Burgun.

En privé, d'autres sous-traitants partagent ce point de vue et se disent prêts à aller au bras de fer pour obtenir une avancée sur la répartition de la facture. L'avionneur européen a d'ailleurs réuni récemment l'ensemble de ses sous-traitants pour évoquer leur relation et le niveau d'activité à venir. Mais ce sujet de la tarification a aussi été mis sur la table, mais sans que rien ne filtre des échanges. Néanmoins, selon des informations de La Tribune, le GIFAS, le Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales, aurait annoncé lors de cette entrevue la création en interne d'une cellule dédiée à ces questions autour des énergies.

Malgré cette réunion de groupe, un sentiment du "chacun pour soi" domine les esprits au sein de la filière face à ces coûts de l'énergie exorbitants. L'esprit collectif et le partage des bonnes pratiques qui a émergé par exemple durant la crise sanitaire n'est pas au rendez-vous de ce nouveau choc économique. Et des questions restent en suspens.

"En cas de coupure d'électricité ou de gaz, tous les industriels vont-ils être logés à la même enseigne ou par exemple y-aura-t-il une dérogation pour ceux impliqués dans la défense comme c'est beaucoup le cas dans la filière aéronautique ? Nous ne savons pas où nous allons...", regrette le patron de ST Composites.

"L'augmentation des coûts de l'électricité est une bonne chose car aujourd'hui on est dans un monde du gaspillage. Avec ce contexte, nous allons enfin nous poser les bonnes questions. Agir par la contrainte est la meilleure façon de faire autrement (...) Maintenant, quand j'entends le débat de savoir quelles activités nous arrêterons ou pas en cas de besoin, l'industrie peut se couper, il faut arrêter de se croire indispensable", estime Ludovic Asquini sans mâcher ses mots.

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Commentaires 3
à écrit le 16/09/2022 à 18:55
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Facile! Quand on se rend compte de l'inutilité de ses actes, on cherche a obtenir des intérêts tant que les autres n'y ont pas pris conscience!;-) On gagne du temps a l'image de McKron!

à écrit le 16/09/2022 à 7:38
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Le marché européen de l'électricité a été conçu pour la spéculation. Le résultat était prévisible puisque les prix dérégulés de l'électricité ont vite fait la place à des augmentations conséquentes bien avant la guerre USA-Russie.

le 16/09/2022 à 20:52
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Vous ne vous souvenez pas que Mr Poutine a réduit le débit de NordStream1 pour faire levier (chantage) pour imposer l'ouverture de NordStream 2 ? Mais ça n'a pas marché. Si le courant est indexé sur le prix du gaz qui est le dernier produit utilisé p...

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