« Tous les acteurs qui travaillent sur la navette autonome se sont trompés », selon Gilbert Gagnaire (EasyMile)

ENTRETIEN. Quelques jours après le placement en redressement judiciaire de son concurrent lyonnais Navya, Gilbert Gagnaire, le président du fabricant toulousain de véhicules autonomes EasyMile, décrypte pour La Tribune les défis que traverse la filière de ce secteur à forte consommation de cash, et explique l'impossibilité, pour les constructeurs de navettes autonomes dédiées au transport de passagers, de mettre en place un modèle économique réaliste. Il donne rendez-vous en 2026 avec un nouveau véhicule pour adresser à nouveau ce marché. D'ici là, il compte sur le virage industriel donné à EasyMile pour atteindre la rentabilité avec son tracteur de marchandises autonome déjà en service chez certains constructeurs automobiles et de camions. Une opportunité stratégique qu'avait écarté Navya, selon lui.
Le président d'EasyMile, Gilbert Gagnaire, revient en exclusivité dans La Tribune sur les défis rencontrés actuellement par la filière de la mobilité autonome et comment sa société y fait face.

LA TRIBUNE- Votre concurrent lyonnais Navya a été placé en redressement judiciaire début février. N'est-ce pas un mauvais signal envoyé aux acteurs de la mobilité autonome, qui imaginaient cette technologie comme facilement "scalable" et déjà maîtrisée ?

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GILBERT GAGNAIRE- Cela envoie un mauvais signal à ceux qui pensent qu'il est facile développer des véhicules autonomes c'est facile et que cela peut scaler (grandir en se dupliquant) demain. Sur les uses cases (les cas d'usages) visés, à savoir les robots taxis autonomes, c'est très loin et cela coûtera très cher. Quant à la desserte du dernier kilomètre, imaginée par Navya et EasyMile, ce n'est pas simple et il y a de bonnes raisons techniques de penser qu'il n'y aura pas de marché scalable* sur le transport de personnes en navette autonome avant 2026 voire 2027.

Selon nos informations, vous avez acté « la fin de vie » de votre navette d'origine sur le transport de personnes et vous travaillez d'ores et déjà avec des constructeurs pour une nouvelle version. Le véhicule en lui-même est-il l'un de ces freins techniques ?

Tous les investisseurs dans la mobilité autonome font consensus sur un point : ils ont besoin d'un véhicule de six mètres et non de quatre comme c'est le cas aujourd'hui car actuellement le coût de transport par passager n'est pas tenable économiquement. Avec une navette de six mètres de long, nous pourrons mettre une bonne douzaine de passagers assis et un total de 25 personnes à l'intérieur.

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Tous les acteurs qui travaillent sur la navette autonome se sont trompés sur la taille du véhicule dès le départ. Local Motors, EasyMile, Navya... Nous nous sommes laissés porter par certains acteurs sur ce choix car aucune véritable raison ne justifiait cette taille de quatre mètres.

L'autre erreur que nous avons tous, tous sans exception, est que nous voulions chacun notre propre plateforme. Navya a même voulu construire tout seul son véhicule... La réalité est que quand vous fabriquez 200 exemplaires d'un véhicule, vous devez vous attendre à un tas de problèmes, mais aussi à des soucis de fiabilité. Pour les industriels automobiles, 200 unités, cela reste encore du prototype. Il faut ajouter à cela la faible disponibilité de pièces détachées, conséquence des petites séries, et le faible nombre de techniciens capables d'entretenir ce type de véhicule. Il est donc impératif que la prochaine plateforme soit un véhicule de série. Par exemple, un objet tel que le BlueBus de Bolloré, mais il est bien trop cher et sa technologie de batterie risque de poser des problèmes hors de France pour des raisons de compatibilité. Mais Mercedes, Stellantis ou Volkswagen, par exemple, ont les moyens de nous sortir un tel véhicule.

En ce qui concerne EasyMile, un partenariat industriel sur ce point a-t-il déjà été ficelé ? Quand pourriez-vous présenter cette future navette autonome pour le transport de passagers ?

La nouvelle génération de ce véhicule ne sortira pas avant fin 2024 voire 2025 pour le premier prototype. Nous, nous avons discuté avec tout le monde, et c'est très très bien engagé avec l'un d'entre eux mais pour le moment c'est trop tôt pour officialiser un partenariat. Il est donc impensable d'avoir un produit commercial avant 2026. Nous allons retomber dans un marché d'innovation, dans lequel les clients vont prendre une navette pour jouer pendant un certain temps, avant d'en commander deux, etc. Cela ne sera pas scalable rapidement. Nous n'allons pas repartir de zéro, mais il y a des problèmes, qui sont identifiés, à résoudre.

Il y a des éléments technologiques qui restent à développer et qui ne sont pas de notre ressort. Le système qui permet de faire tourner un véhicule à gauche, par exemple, quand on le lui demande à partir d'une commande par ordinateur, n'est pas encore suffisamment fiable pour aller sur la voie publique. Cet élément développé par l'Allemand ZF n'offre pas assez de sûreté actuellement, dès que nous dépassons les 25 km/h. Quand l'ordinateur demande au véhicule de tourner à droite, nous ne savons pas s'il va réellement le faire et s'il le fait, nous ne savons pas démontrer comment il est fiable. C'est le rôle d'un équipementier. L'autre point concerne les LiDAR, dont beaucoup de constructeurs sont en difficulté financièrement. Pour EasyMile, c'est un gros sujet et nous attendons de voir qui seront les survivants. Une chose est certaine, il y aura beaucoup de sang sur les murs dans les deux années à venir.

Comment EasyMile peut supporter financièrement un tel calendrier alors que la société a été fondée, comme Navya, sur la promesse de se concentrer tout d'abord sur le transport de personnes de manière autonome ?

En interne, nous avons fait le constat il y a trois ans que le transport de personnes serait très complexe. Alors nous avons pris le virage en mettant la priorité sur ce que nous pouvons vendre dès maintenant, à savoir les plateformes industrielles que sont le TractEasy qui peut tirer 25 tonnes et le remorqueur portuaire avec une capacité de 60 tonnes développé avec Terberg. Ce ne sont pas les mêmes équipementiers que la navette pour le transport de passagers, nous avons tout ce qu'il nous faut sur le plan technologique, ça roule à 15 km/h et les performances sont suffisantes à cette vitesse.

easymile

Le TractEasy (Crédits : Rémi Benoit).

Depuis ce tournant, nous avons déployé le gros de nos ressources R&D sur les usages industriels et Navya a fait le contraire. Ils ont mis les moyens sur le transport de personnes et ont mis la pédale douce sur le reste. Aujourd'hui, EasyMile c'est 170 personnes à la R&D (sur un total de 270 salariés, ndlr) et ils travaillent essentiellement sur les plateformes industrielles. Avec le recul, nous pouvons dire que nous avons appuyé sur l'accélérateur au bon endroit et nous avons levé des fonds (55 millions d'euros en 2021, ndlr) au bon moment. Bilan ? Quand Navya perd 23 millions d'euros par an, nous c'est entre 10 et 12 millions mais nous avons un produit à vendre. Navya n'aura rien de sérieux à proposer avant 2026. Le seul moyen de scaler pour les acteurs de la mobilité autonome est de sortir de cette ornière du transport de passagers.

Pourtant, vous sembliez avoir fait le plus dur en signant il y a quelques mois votre premier contrat commercial pour l'achat et l'exploitation de navettes autonomes sur un site touristique belge...

Il ne faut pas s'attendre à un big-bang sur le transport des passagers car il y aura des freins économiques, après les freins techniques et technologiques actuels. Le transport public est par nature déficitaire. Il faudra de l'argent public via de la subvention et les navettes autonomes ne seront jamais capables de remplacer un bus. La meilleure option est de se mettre en complément du réseau de masse pour affiner le maillage avec des petits véhicules.

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Pour ce qui est du contrat en Belgique, ils n'ont fait que redéployer un budget qui existe déjà puisque ce service était auparavant assuré par une poignée de chauffeurs. Nous remplaçons donc des bus avec chauffeurs par des navettes autonomes et le client y a sans doute vu un intérêt économique sur le long terme.

Sur le plan commercial, comment se présente l'année 2023 pour EasyMile avec tous ces espoirs placés sur les usages industriels ? Quand prévoyez-vous un décollage de vos résultats financiers de la société ?

Sur le plan commercial, nous en sommes au tout début avec le TractEasy. Il faut comprendre que ce sont des processus de vente longs. Quand vous avez convaincu un constructeur de camion ou automobile d'essayer votre plateforme chez lui, il va ensuite le tester pendant six mois, et s'il est satisfait, vous partez derrière sur encore six mois de procédure pour se faire agréer comme fournisseur référent de l'entreprise en question.

À date, un grand constructeur nous en a acheté trois, qui sont exploités sur ses sites aux États-Unis, BMW teste une plateforme sur un site proche de Munich, tout comme Daimler Truck. Nous devons prouver que pendant un an nous sommes capables d'offrir un taux de disponibilité de 98% de nos machines, c'est-à-dire même quand il pleut voire quand il neige. Si tout se passe bien, et pour l'instant c'est le cas, ils équiperont d'autres flux avec le TractEasy.

Nous discutons avec beaucoup de constructeurs pour les équiper mais beaucoup d'accords sont confidentiels. Nous visons tous les constructeurs de camions, de tracteurs et de voitures qui ont des gros sites d'assemblage. Nous visons aussi les activités aéroportuaires à travers des acteurs comme Fedex, UPS ou Amazon. Par exemple, Fedex a 15.000 tracteurs de marchandises, qui fonctionnent essentiellement au diesel tandis que nos véhicules sont électriques. À terme, nous espérons vendre entre 1.000 et 5.000 TractEasy chaque année. Pour ce qui est de l'engin développé avec Terberg, beaucoup plus gros et destiné principalement aux terminaux portuaires pour transporter les containers, il est encore en phase de tests chez nous, à Toulouse, et sur un port à Anvers.

En raison de la forte consommation en cash liée au développement de ces technologies, votre société pourrait-elle avoir recours à d'autres opérations pour sécuriser son avenir ?

Je ne peux pas exclure le recours à une augmentation du capital à un certain horizon, mais nous restons relativement confiants sur ce point. Tout dépendra de notre niveau de performance avec le TractEasy. S'il tient ses promesses et qu'il y a des ventes qui se répètent, alors le tour de table supplémentaire ne sera pas un sujet. Pour l'instant, notre technologie est au rendez-vous. Si c'est l'inverse, on aura un problème plus grave que le financement. Mais j'ai bien l'impression que nous faisons ce qu'il faut et nous sommes très à l'aise en trésorerie. Nous avons un cash-flow de 30 millions d'euros à la banque.

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 * Adresser un marché important avec un produit simple et unique, qui peut satisfaire le plus grand nombre de demandes

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Commentaires 10
à écrit le 08/02/2023 à 19:15
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"il n'y aura pas de marché scalable* [...] avant 2026 voire 2027". Si cela est vrai, alors il me semble que c'est pour après-demain ? Nous sommes en 2023, et si ce monsieur dit vrai, nous pourrions voir des navettes autonomes dans 3 ans !! Dans un te...

à écrit le 08/02/2023 à 10:40
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"comme facilement "scalable" (Anglicisme informatique) : Échelonnable, extensible, évolutif, distribuable

le 08/02/2023 à 17:40
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Pas du tout ! scalable (prononcer sca label en anglais) ne signifie pas échelonnable ou evolutif et distribuable mais réplicable (dans le temps ou l'espace)! Ou plus ancien tout simplement industrialisable : fabriquer en grande série.

à écrit le 08/02/2023 à 9:20
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Quel visionnaire, on commence petit, on regarde ce qui marche et on grandit, de mon temps on appelait ça du bon sens, mais vu qu'on est à l'époque des grands projets....

à écrit le 07/02/2023 à 19:24
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Autonome ou pas c'est un déplacement qui peut être inutile et énergivore ! ;-)

à écrit le 07/02/2023 à 19:06
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Vous appelez ça un jornaliste ! Ecouter le melon du gusse qui veut parler anglais, sans savoir l'écrire; et ne pas le ramener au français... Appalling ! Et quand il veut expliquer un mot (to scale"), il se plante totalement... Soyez humbles; messieur...

à écrit le 07/02/2023 à 18:47
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Quel intérêt d'avoir des véhicules autonomes, dans un monde où il y a huit milliards d'humains, dont on ne sait que faire ? Puisqu'il y a beaucoup d'humains, employons les

le 07/02/2023 à 19:37
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Vous devriez également remettre en cause la mécanisation dans son ensemble et pour cela essayez de vous souvenir la vie dans le monde agricole , dans le btp , le transport etc..... il y a seulement 50 ans ... Et si la navette autonome n'existe pas ...

le 07/02/2023 à 20:07
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"employons les" avec un bon salaire ou pour les exploiter ? La chaise à porteurs, vous serez dedans ou serez porteur ? C'est un emploi comme un autre. :-) Autonome c'est en partie pour réduire (??) les faiblesses humaines, arriver (gageure, fantasme...

le 08/02/2023 à 19:12
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Vous avez raison. Et d'ailleurs, revendez aussitôt votre téléphone et vos électroménagers. Engagez rapidement une estafette pour venir porter vos SMS a l'élue de votre coeur, ainsi qu'une lavandiere pour nettoyer les sweats et baskets de vos enfants....

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