L'industrie spatiale bousculée par les acteurs d'internet

Ariane 6 devrait lancer 27 satellites par an en 2021. De son côté la société SpaceX (avec la participation de Google) en annonce un par jour en 2030. Cette différence illustre l'arrivée de nouveaux acteurs dans le secteur spatial. Privés et publics, ils sont susceptibles de faire évoluer les équilibres actuels en matière de politique spatiale, de stratégie industrielle et de modèle économique. Qui sont ces nouveaux entrants ? Vont-ils redessiner le secteur spatial ? Analyse.
La fusée Ariane 5 au décollage depuis Kourou.

"L'industrie spatiale est-elle à la croisée des chemins ?" Cette question, posée par Lucien Rapp, enseignant à l'université Toulouse 1 dans la chaire Sirius, a ouvert les 6e rencontres Droit et Espace, organisées mercredi 30 septembre à Toulouse.

Pour y répondre, étudions d'abord l'état actuel des choses. Sans surprise, le secteur est très largement dominé par les États-Unis, qui dépensent chaque année plus de 40 milliards de dollars dans le spatial. "Avec un effectif industriel relativement limité compte tenu de sa capacité, les États-Unis disposent de 4 fois plus de satellites que les autres, précise la géographe Isabelle Sourbes-Verger. Ils ont un budget monstrueux depuis le début de l'ère spatiale. Il y a un écart de 35 milliards d'euros chaque année avec l'Europe." Les États-Unis sont les seuls à avoir une flotte complète de satellites militaires variés. Pas étonnant qu'ils "considèrent l'espace comme une chasse gardée", estime Isabelle Sourbes-Verger.

nasa

Un astronaute américain ©Nasa.

En face, il y a évidemment la Russie qui, comme son éternel rival, consacre entre 2 et 2,5 % de son PIB au spatial. "Depuis 2010, la Russie réinvestit pour redevenir une puissance spatiale", constate la chercheuse du CNRS spécialiste de l'occupation du circumterrestre.

Derrière ces deux pionniers de la conquête spatiale, on trouve le Japon et l'Europe. Si elle ne peut lancer de vols habités, celle-ci occupe tout de même la 2e place en termes de budget et de flotte de satellites. "Elle consacre 0,1 à 0,5 % de son PIB au spatial et dispose d'un parc industriel limité, ce qui montre sa compétitivité", remarque la chercheuse. Comme le Japon, l'Europe dispose de possibilités très performantes et sophistiquées.

Derrière, vient le groupe des "anciens émergents" composé de la Chine et de l'Inde. Avec un investissement estimé entre 0,5 et 1 % de son PIB, l'effort chinois reste "relatif".

"Le budget chinois n'existe pas, constate Isabelle Sourdes-Verger. On ne le trouve dans aucun document. Il y a des évaluations par programmes, comme en URSS à l'époque, mais pas d'affectation budgétaire spatiale. Je l'estime à 4 milliards de dollars."

Soit 10 fois moins que les États-Unis, mais "les Chinois trouvent le budget américain complètement extravagant", rappelle la géographe.

Des taïkonautes chinois © Thomson Reuters 2012.

Grâce à de nombreux partenariats internationaux et transferts de technologies, l'Inde a quant à elle parcouru un "chemin impressionnant", malgré "un budget modeste", selon Isabelle Sourdes-Verger. "Son objectif est d'être autonome pour lancer ses satellites et cela ne sera pas sans conséquence pour le marché des lanceurs", analyse-t-elle.

Ensuite, on trouve un groupe composé de nouvelles puissances spatiales, à savoir l'Iran, la Corée du Nord et la Corée du Sud, pour qui l'espace est un lieu de reconnaissance internationale et de démonstration de leur excellence technologique. Puis, un groupe de candidats : le Brésil, "qu'on attend depuis 10 ans mais qui n'arrive pas, faute de volonté politique", l'Afrique du Sud et les Émirats Arabes Unis.

"Les puissances spatiales qui ont commencé il y a 60 ans ont un acquis industriel qui va être long à rattraper, conclut Isabelle Sourdes-Verger. Les aspects politiques et économiques n'ont pas changé. L'espace est synonyme de prestige, d'influence et de développement économique. En revanche, on assiste à une multiplication des acteurs étatique et privés."

Le "Newspace"

Car, à côté des pays candidats au club spatial, il y a effectivement de nombreux acteurs privés, porteurs d'une nouvelle vision spatiale : le Newspace, qui résulte selon Gilles Ragain, chef de l'équipe prospective, stratégie et promotion du spatial au Cnes, de "la rencontre entre les acteurs de la transition numérique et des rêveurs concrets".

"Jusqu'ici, l'activité spatiale était déterminée par les politiques spatiales des États, mais cela a fait des déçus qui se disent que, depuis 50 ans qu'on investit, il n'y a toujours pas d'homme sur Mars ou la Lune. Ils rejoignent la mouvance libertarienne qui dit que l'État n'est pas efficace. C'est la mystique de la conquête de l'Ouest faite par les entrepreneurs et pas par l'État", décrit-il.

 Le Newspace, une nouveauté ? Pas si sûr, nuance Steve Bochinger, d'Euroconsult :

"Il y a des vagues de Newspace tous les 10 ans depuis les années 70, même si le niveau de rupture est plus élevé aujourd'hui. Cela a plus d'implications pour les acteurs classiques : Arianespace doit par exemple s'aligner sur les prix de SpaceX et cela pousse des acteurs comme Safran et Thales à s'unir."

Une capsule dragon de spacex de retour sur terre

Une capsule Dragon de SpaceX rattachée à la Station spatiale internationale © Nasa.

L'espace à moindre coût

Cette idée d'un espace porté par les entrepreneurs a convaincu les milliardaires de la Silicon Valley qui ont investi et élaboré une "stratégie ambitieuse qui bouleverse les codes de l'industrie spatiale, sous l'étiquette Newspace". Ainsi Jeff Bezos, le fondateur d'Amazon, a créé Blue Origins en 2000 et investi 500 millions de dollars sur sa fortune personnelle pour réduire les coûts des technologies spatiales. Le patron de Telsa, Elon Musk, a quant à lui fondé SpaceX, qui ravitaille la Station spatiale internationale depuis 2010.

Si ces entreprises privées se développent, c'est parce que l'État américain est conscient que ses budgets ne sont pas extensibles. "On sait que ce qui nous reste à faire est le plus difficile, rappelle Gilles Ragain. La Darpa (Agence américaine pour les projets de recherche avancée de défense, NDLR) veut donc réduire les coûts en passant par le privé pour tout ce qui concerne la logistique. La Nasa ne veut plus payer 400 millions de dollars pour un lancement alors que SpaceX peut le faire à 60 millions de dollars."

Cette volonté de développer l'activité commerciale spatiale privée est inscrite dans le National Aeronautic Space Act."C'est une philosophie de partenariat public / privé comme pour le développement des chemins de fer, explique Gilles Ragain. En ce sens, le Newspace n'est pas nouveau. L'administration offre un secteur à l'industrie privée qui doit trouver des besoins et des marchés. Cela réveille au passage les acteurs traditionnels comme Boeing ou Lockheed."

national space act

 L'importance d'Internet

Cette nouvelle génération de passionnés du spatial est avant tout composée d'entrepreneurs compétents qui ont réussi dans le secteur internet. "Ils ont une vision pour changer le monde, assure Gilles Ragain. Dans son livre par exemple, Elon Musk explique que SpaceX, dont la raison d'être est la colonisation de Mars, n'ira pas en bourse tant que la voie martienne ne sera pas crédible pour les financiers."

Au-delà des rêves, la voie spatiale est aussi une nécessité pour les poids lourds du net. "Pour les Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple, NDLR), la diffusion d'internet passe par le spatial. D'où la participation de Google dans SpaceX, car l'un a besoin de diffuser internet via des satellites, l'autre a besoin de satellites pour créer des lanceurs", analyse Gilles Ragain.

En outre, les données spatiales intéressent fortement ces spécialistes de la mégadonnée et des algorithmes.

"Avec leur vision numérique, ils veulent lancer des milliers de satellites pour récolter des milliards d'informations en se disant que, derrière, des gens auront des idées pour les exploiter. C'est la même réflexion que l'IPhone et ses millions d'applications", poursuit Gilles Ragain.

Ne pas devenir le sous-traitant des États-Unis

Alors, de quoi sera fait l'avenir ? Bien malin celui qui pourrait l'imaginer. "Sommes-nous dans un nouveau cycle ?, s'interroge Gilles Ragain. Ariane 6 est conçue pour lancer 27 satellites par an, quand Elon Musk annonce vouloir en lancer un par jour en 2030. Mais y a-t-il un marché ?"

Pour Steve Bochinger, la réponse est oui. "Le marché des satellites commerciaux reste solide à long terme, estime-t-il. Entre 1995 et 2015, nous sommes passés de 15 à 60 pays avec un programme spatial. Ils seront 80 en 2025." Sur la même période, le nombre de satellites gouvernementaux est passé de 35 à 86 satellites lancés par an. Même chose pour les satellites opérationnels dont le nombre explose, selon l'expert d'Euroconsult. Sur les 204 milliards d'euros générés, 90 % des revenus sont générés dans les services. Les télécoms, qui représentent 118 milliards de dollars, restent le marché numéro 1, loin devant la navigation par satellite et l'observation de la Terre."

À ce stade, l'Europe tire son épingle du jeu car Airbus Defence and Space va fabriquer OneWeb, une constellation de 672 satellites qui seront lancés par Arianespace. "Attention, prévient Gilles Ragain. Il ne faudrait pas devenir le sous-traitant industriels des États-Unis à l'avenir."

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.