Pôles de compétitivité : trop frileux, trop chers et pas assez efficaces ?

Comment améliorer les pôles de compétitivité ? Alors que la Cour des comptes a publié ses recommandations et qu'une politique de réforme des pôles a été lancée par le gouvernement, Jérôme Vicente se positionne. Directeur du Lereps à Toulouse et auteur du livre Économie des clusters, il estime que "trop de politiques différentes sont menées et se sont accumulées au fil de ces 10 dernières années". Il propose des pistes pour rendre pôles et clusters plus efficaces. Entretien.
Jérôme Vicente, directeur du Lereps.

Professeur de sciences économiques à Sciences Po Toulouse et directeur du Lereps (Laboratoire d'étude et de recherche sur l'économie, les politiques et les systèmes sociaux), Jérôme Vicente a publié en 2016 Économie des clusters*. L'ouvrage revient sur la naissance du concept de clusters, leurs mécanismes de création, leur dynamique de croissance et leur essor depuis les années 2000. Alors qu'une politique de réforme des pôles de compétitivités est souhaitée par le gouvernement et que la Cour de comptes a rendu un rapport sur le sujet, Jérôme Vicente évoque la politique française en la matière et des pistes possibles d'évolution.

Les clusters sont en quelque sorte l'évolution du concept de districts analysé par l'économiste Alfred Marshall à la fin du XIXe siècle. Mais c'est à la fin des années 1970, avec la crise du fordisme, que renaît cette idée de rassembler des organisations de différentes natures dans un secteur précis pour favoriser l'innovation et la croissance. La Silicon Valley est-elle l'exemple même de la réussite d'une politique de cluster ?

La Silicon Valley n'est en rien le résultat d'une politique, mais il est vrai que c'est pour tous les décideurs publics, en Europe notamment, l'exemple même de la logique qui doit être mise en place pour la réussite d'une politique de cluster. Elle s'est construite autour de la technologie des semi-conducteurs dès les années 1960. Une fois que cette technologie a été mature et que l'Asie a réussi à produire moins cher, la Silicon Valley a fait évoluer son modèle et a développé l'ordinateur. Cela a ensuite été le web et, aujourd'hui, les entreprises de la Silicon Valley se tournent vers les greentechs. Mais tout découle des compétences initiales dans les semi-conducteurs. Comprendre cette dynamique de renouveau permanent sans que pour autant l'existant ne disparaisse, mais au contraire en constitue le socle, est un préalable important pour mieux construire nos politiques d'innovation.

La Cour des comptes a fait part de ses recommandations concernant la politique des pôles de compétitivité (cf. encadré). Cela vous inquiète-t-il ?

Dans un certain sens, la Cour des comptes met en cause cette politique. C'est un véritable enjeu. La politique des pôles coûte cher et il n'y a pas eu d'évaluation fiable pour l'instant. Mais il faut conserver cette politique lancée en 2005. Cependant, au niveau des pôles et des clusters, la politique a changé de nature en 10 ans. Elle est de plus en plus orientée marché - pour déposer des brevets et vendre - et les labos de recherche sont de moins en moins présents dans les projets. Dans le même temps, la politique des pôles est de moins en moins tournée vers les liens entre science et industrie. Cela est également lié à l'université française qui n'a jamais eu la culture du doctorat orienté business, ce qui n'a pas permis de développer suffisamment des réseaux entre entreprises et recherche publique. On observe des évolutions positives dans ce sens, mais le chemin est encore long, car les obstacles culturels sont bien réels.

Que préconisez-vous pour avoir des pôles de compétitivités et des clusters efficaces ?

Selon moi, sur le terrain, trop de politiques différentes sont menées et se sont accumulées au fil de ces 10 dernières années. La politique des pôles est une politique nationale et il faudrait réfléchir à un transfert des décisions vers les Régions tout en fusionnant les divers mécanismes d'incitations publiques qui ne sont pas aujourd'hui nécessairement bien coordonnés (French Tech, les pôles, les IRT). Tout cela représente de l'argent public et on met en concurrence des dispositifs qui coûtent cher. On pourrait aussi s'appuyer sur les dispositifs comme les fablabs... La question des marchés devrait davantage être une question de politiques incitatives aux collaborations qui soient définies à l'échelle nationale et européenne, là où se jouent les questions d'alliances stratégiques et de standardisation technologique, à l'exemple de Galileo, et ne pas relever de la politique des pôles.

Que manque-t-il aux clusters français pour être plus efficaces ?

Dans le livre Économie des clusters, je parle du décideur public qui peut avoir tendance à ne pas prendre suffisamment de risque et sélectionner les consortia à soutenir sur la base des résultats des collaborations technologiques passées. Cela crée des effets d'aubaines qui permettent à certains de profiter de l'argent public pour collaborer alors qu'ils l'auraient probablement fait de toute façon. L'innovation de rupture vient des acteurs qui n'ont jamais travaillé ensemble. Sinon, il y a un risque de scléroser l'innovation.

Quel rôle doivent avoir les pouvoirs publics dans cette politique ?

Ils doivent avoir un rôle de filtrage et de réflexion. Il ne faut pas une politique générale pour densifier les réseaux au sein des pôles mais une approche plus chirurgicale pour voir qui fait quoi et avec qui. Est-ce qu'il y a de l'interdisciplinarité ? Les secteurs sont-ils matures ou non ? En fonction de cela, il faut adapter les soutiens et les financements, en ciblant mieux encore, et donc plus près du terrain, les liens manquants qui pourraient générer des innovations plus radicales. Par exemple, si un marché est mature, il faut s'appuyer sur des convergences et soutenir les technologies naissantes qui feront les marchés du futur, comme l'a fait la Silicon Valley.

Je pense par ailleurs qu'il faudrait accompagner la réforme des pôles d'une structure de gouvernance qui regrouperait toutes les parties prenantes : les entreprises, les universités, les labo, les Régions, les financeurs voire les fablabs... en veillant aux équilibres et risques d'emprise trop forte de l'une ou l'autre des parties.

Lors de la création des pôles de compétitivité, l'État s'est appuyé sur des pôles de compétences qui existaient déjà, comme l'aéronautique à Toulouse ou l'informatique à Grenoble. Mais au lieu de se servir de ces compétences pour développer d'autres secteurs ou des coopérations nouvelles, la politique des pôles a privilégié les secteurs existants. N'est-ce pas une erreur ?

Il faut faire émerger de nouveaux secteurs à partir des compétences locales. Ce que l'on appelle au niveau des instances européennes la "smart specialization", la spécialisation intelligente. Il faut que l'acteur public soit prêt à assumer de prendre des risques. L'innovation vient aussi du croisement des secteurs.

*Dans la collection Repères des éditions La Découverte

Jérôme Vicente interviendra lors de la table ronde organisée pour le lancement du Book Éco 2017 le 26 janvier à Diagora Labège

Les recommandations de la Cour des comptes

- Recommandation n° 1 : Profiter du bilan à mi-parcours de la phase 3 pour redéfinir, sur la base d'une réflexion stratégique, le positionnement des pôles, tant vis-à-vis de l'État que des collectivités territoriales, leur modèle économique, ainsi que le pilotage de la politique des pôles de compétitivité et sa meilleure intégration dans les politiques de l'État tant en matière de recherche, que d'industrie ou de décentralisation ;
- Recommandation n° 2 : Différencier le traitement des pôles de compétitivité par l' État, notamment en matière de soutien financier, en concentrant les moyens de la politique industrielle sur les pôles qui y jouent un rôle stratégique ;
- Recommandation n° 3 : Impliquer tous les ministères concernés par cette politique dans le financement des pôles de compétitivité, tant pour l'animation que pour le soutien des projets ;
- Recommandation n° 4 : Reconfigurer le FUI afin de simplifier les soutiens à la recherche partenariale et disposer d'un outil répondant mieux aux objectifs de la phase 3 des pôles, en supprimant les appels à projets tout en maintenant les spécificités actuelles du fonds (versement de subvention, soutien à des projets de taille adaptée aux PME) ;
- Recommandation n° 5 : Enlever la qualification de « pôle de compétitivité » aux pôles qui ne répondent pas aux exigences du cahier des charges et dont les résultats sont considérés comme insuffisants dans le cadre des évaluations ;
- Recommandation n° 6 : Mettre en place un dispositif qui permette de sanctionner les mauvaises pratiques en matière de labellisation des projets.

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